L'accumulation du capital -III: Les conditions historiques de l'accumulation - Ch. 29 : La lutte contre l'économie paysanne
https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_29.htm
Citation
"L'ère de l'économie paysanne était close. Aux Etats-Unis, la guerre avait été le point de départ de la révolution capitaliste, en Afrique du Sud elle en fut l'aboutissement, avec le même résultat dans les deux pays : le capital triompha de la petite économie paysanne, construite elle-même sur les ruines de l'économie naturelle, incarnée par l'organisation primitive des indigènes. La résistance des républiques boers contre l'Angleterre fut aussi inefficace et aussi désespérée que l'avait été celle du fermier américain contre la domination capitaliste aux États-Unis. C'est le capital qui prit officiellement les rênes du pouvoir dans la nouvelle Union Sud-Africaine, qui remplaça les petites républiques boers par un grand État moderne, réalisant le programme impérialiste de Cecil Rhodes."
Le texte
Dans un cadre historique différent - en Afrique du Sud - le même processus dévoile plus clairement encore les « méthodes pacifiques » de la concurrence du capital avec le petit producteur de marchandises.
A la colonie du Cap et dans les républiques boers, une économie purement paysanne régnait jusqu'aux alentours de 1860. Pendant longtemps, les Boers menèrent la vie d'éleveurs nomades, ils avaient pris aux Hottentots et aux Cafres les meilleurs pâturages, les avaient exterminés ou chassés autant qu'ils le pouvaient. Au XVIII° siècle, la peste apportée par les bateaux de la Compagnie des Indes orientales leur rendait de grands services en anéantissant des tribus entières de Hottentots et en libérant ainsi des terres pour les immigrants hollandais.
En avançant vers l'Est, ils se heurtèrent aux tribus bantoues et commencèrent la longue série des guerres contre les Cafres. Les Hollandais pieux et grands liseurs de la Bible se regardaient comme le peuple élu, se faisant grand mérite de leur morale puritaine démodée et de leur connaissance parfaite de l'Ancien Testament ; cependant, non contents de dépouiller les indigènes de leurs terres, ils constituèrent leur économie paysanne comme des parasites sur le dos des nègres, contraignant ceux-ci à travailler pour eux comme esclaves et les affaiblissant systématiquement dans ce but. L'eau-de-vie joua dans ce processus un rôle capital, si important même, que la prohibition de l'alcool ne put être maintenue par le gouvernement anglais dans la colonie du Cap à cause de la résistance des puritains.
En général l'économie des Boers resta, jusqu'aux alentours de 1860, patriarcale et fondée sur l'économie naturelle. Ce n'est qu'en 1859 que le premier chemin de fer fut construit en Afrique du Sud. Certes, le caractère patriarcal n'empêchait nullement les Boers d'être durs et brutaux. On sait que Livingstone se plaignait bien plus des Boers que des Cafres. Les nègres leur semblaient un objet prédestiné par Dieu et par la nature à travailler pour eux comme esclaves, et comme tels, le fondement indispensable de l'économie paysanne ; c'était à tel point que l'abolition de l'esclavage dans les colonies anglaises en 1836 provoqua parmi eux le « grand Trek », bien que les propriétaires eussent reçu un dédommagement de 3 millions de livres sterling. Les Boers quittèrent la colonie du Cap, traversant le fleuve Orange et le Vaal, refoulant les Matabélés vers le Nord au-delà du Limpopo et les déchaînant contre les Makalakas. Comme le fermier américain avait chassé l'Indien devant lui vers l'Ouest sous la poussée de l'économie capitaliste, de même le Boer refoulait les nègres vers le Nord. Les « républiques libres » entre l'Orange et le Limpopo furent créées en protestation de la violation par la bourgeoisie anglaise du droit sacré de l'esclavage. Les minuscules républiques des Boers menaient une guérilla permanente contre les nègres bantous. Et c'est sur le dos des nègres que fut menée la guerre, longue de dizaines d'années, entre les Boers et le gouvernement anglais. Le prétexte du conflit entre les Anglais et les républiques boers était la question noire, ou plutôt l'émancipation des nègres que prétendait introduire la bourgeoisie anglaise. En réalité, il s'agissait de la concurrence entre l'économie paysanne et la politique coloniale du grand capitalisme autour des Hottentots et des Cafres, c'est-à-dire autour de leurs territoires et de leurs forces de travail. Le but des deux concurrents était le même : ils voulaient asservir, chasser ou exterminer les indigènes, détruire leur organisation sociale, s'approprier leurs terres et les contraindre au travail forcé pour les exploiter. Seules les méthodes étaient différentes. Les Boers préconisaient l'esclavage périmé comme fondement d'une économie naturelle patriarcale ; la bourgeoisie anglaise voulait introduire une exploitation moderne du pays et des indigènes sur une grande échelle. La loi fondamentale de la république du Transvaal proclamait avec une brutalité obtuse : « Le peuple ne tolère pas l'égalité entre les Blancs et les Noirs ni dans l'État ni à l'église ». Dans l’Orange et le Transvaal un nègre n'avait pas le droit de posséder de terres, de voyager sans passeport ni de se trouver dans la rue après la tombée de la nuit. Bryce raconte l'histoire d'un paysan, à l'est de la colonie du Cap (un Anglais pour préciser), qui avait fouetté un Cafre à mort. Après que le paysan eût comparu devant le tribunal et eût été acquitté, ses voisins le raccompagnèrent chez lui, musique en tête. Très souvent les blancs essayaient de se dispenser de payer les travailleurs indigènes libres, en les contraignant par des mauvais traitements à s'enfuir, une fois leur travail achevé.
La bourgeoisie anglaise poursuivait une tactique complètement opposée. Elle se posa longtemps comme la protectrice des indigènes, flattant en particulier les chefs de tribus, elle appuyait leur autorité et s'ingéniait à leur octroyer le droit de disposer de terres. Plus encore, elle rendait, autant que possible, les chefs propriétaires du territoire tribal, selon une méthode éprouvée, bien que ce fût absolument contraire à la tradition et à la situation sociale des noirs. Dans toutes les tribus, en effet, la terre était propriété collective, et même les souverains les plus cruels et les plus despotiques, tels que Lobengula, chef des Matabélés, avaient pour seul droit et pour seule tâche d'attribuer à chaque famille une parcelle de terrain à cultiver ; cette parcelle n'appartenait à la famille que tant que celle-ci la cultivait. Le but final de la politique anglaise était clair: depuis longtemps, elle se préparait à piller les terres sur une grande échelle, en se servant des chefs indigènes comme d'instruments. D'abord elle se contenta de « pacifier » les noirs par de grandes opérations militaires. Jusqu'en 1879, elle entreprit neuf expéditions sanglantes en pays cafre pour vaincre la résistance des Bantous.
Mais le capital anglais ne dévoila ouvertement et énergiquement ses intentions véritables qu'à l'occasion de deux événements importants : la découverte des mines de diamants de Kimberley de 1867 à 1870 et la découverte des mines d'or du Transvaal de 1882 à 1885, ouvrirent une ère nouvelle dans l'histoire de l'Afrique du Sud. La Compagnie anglo-sud-africaine, c'est-à-dire Cecil Rhodes, entra en action. L'opinion publique anglaise se retourna brusquement, et l'envie de s'approprier les trésors de l'Afrique du Sud poussa le gouvernement anglais à prendre des mesures énergiques. La bourgeoisie anglaise ne recula devant aucun frais ni aucun sacrifice sanglant pour s'emparer des territoires d'Afrique du Sud. Les immigrants se ruèrent en Afrique. Jusqu'alors l'immigration était peu importante ; les Etats-Unis détournaient de l'Afrique toute l'émigration européenne. Depuis la découverte des mines de diamant et d'or, le nombre de blancs dans la colonie sud-africaine fit un bond en avant : entre 1885 et 1895, 100 000 Anglais avaient émigré dans la seule colonie du Witwaterrand. La modeste économie paysanne passa à l'arrière-plan, l'industrie extractive prit la première place et avec elle le capital minier.
La politique du gouvernement britannique changea alors de cours. Aux environs de 1850, l'Angleterre avait reconnu les républiques boers par les traités de Sand River et de Bloemfontein. A présent les Anglais entreprirent l'encerclement politique des États boers en occupant tous les territoires à l'entour, pour empêcher toute expansion de leur part ; en même temps ils sacrifièrent les nègres qu'ils avaient longtemps protégés et privilégiés. Le capital anglais avança d'étape en étape. En 1868, l'Angleterre prit possession du Basutoland - naturellement à la « demande répétée » des indigènes [20]. En 1871, les Anglais séparèrent les terres à diamants du Witwaterrand de l'État d'Orange et en firent une colonie de la Couronne sous le nom de « Griqualand-Ouest ». En 1879, ils conquirent le Zoulouland et l'intégrèrent à la colonie du Natal. En 1885, ils s'emparèrent du Betchouanaland et l'annexèrent à la colonie du Cap. En 1888, ils soumirent les Matabélés et le Macholand; en 1889, la Compagnie anglo-sud-africaine obtint une concession dans ces deux derniers territoires - ceci également à la demande instante des indigènes et pour leur être agréable [21]. En 1884 et en 1887 la baie de Sainte-Lucie et toute la côte Est jusqu'aux frontières des colonies Portugaises furent annexées ; en 1894, l'Angleterre s'empara du Tongaland. Les Matabélés et les Machanas s'insurgèrent dans un dernier sursaut désespéré, mais la société, Rhodes en tête, commença par étouffer la rébellion dans le sang, pour user ensuite des méthodes éprouvées de civilisation et de pacification des indigènes : deux grandes lignes de chemin de fer furent construites dans le territoire rebelle.
Les républiques boers se sentaient de plus en plus menacées par cet encerclement soudain. Mais à l'intérieur aussi le désordre régnait. Le flot immense de l'immigration et les vagues de la nouvelle et tumultueuse économie capitaliste menaçaient d'abattre les frontières des petites républiques paysannes. Il y avait un contraste frappant entre l'économie paysanne à la campagne et dans l'État d'une part, et les exigences et les besoins de l'accumulation capitaliste d'autre part. Les républiques manquèrent à chaque instant à leur tâche. Une administration primitive et maladroite, la menace permanente d'une insurrection cafre, vue non sans quelque satisfaction par l'Angleterre, la corruption introduite dans les rouages du « Volksrad » et jouant le jeu des grands capitalistes grâce à la concussion, l'absence d'une police sûre capable de maintenir l'ordre dans cette société indisciplinée d'aventuriers, l'insuffisance d'approvisionnement de l'eau et des moyens de transports pour une colonie de 100 000 immigrants brusquement surgie du sol, une législation du travail incapable de régler et d'assurer l'exploitation des nègres dans les mines, des barrières douanières considérables enchérissant encore le prix de la main-d'œuvre pour les capitalistes, les prix élevés de transport du charbon - tous ces facteurs provoquèrent la faillite brusque et éclatante des républiques des Boers.
Dans leur stupidité obtuse, les Boers se défendirent contre le cataclysme capitaliste qui les anéantissait par la méthode la plus primitive qu'on puisse imaginer dans l'arsenal de paysans entêtés et bornés : ils privèrent de tous droits politiques les étrangers (Uitlanders), qui leur étaient bien supérieurs en nombre et incarnaient en face d'eux le capital, la puissance et le sens de l'histoire. Mais c'était là une mauvaise plaisanterie et les temps étaient graves. La gestion maladroite des Boers provoqua une chute de dividendes, ce qui ne put être longtemps toléré. Le capital des mines perdit patience. La Société anglo-sud-africaine construisit des chemins de fer, vainquit les Cafres, fomenta des insurrections d'étrangers, enfin provoqua la guerre des Boers. L'ère de l'économie paysanne était close. Aux Etats-Unis, la guerre avait été le point de départ de la révolution capitaliste, en Afrique du Sud elle en fut l'aboutissement, avec le même résultat dans les deux pays : le capital triompha de la petite économie paysanne, construite elle-même sur les ruines de l'économie naturelle, incarnée par l'organisation primitive des indigènes. La résistance des républiques boers contre l'Angleterre fut aussi inefficace et aussi désespérée que l'avait été celle du fermier américain contre la domination capitaliste aux États-Unis. C'est le capital qui prit officiellement les rênes du pouvoir dans la nouvelle Union Sud-Africaine, qui remplaça les petites républiques boers par un grand État moderne, réalisant le programme impérialiste de Cecil Rhodes. Au conflit ancien entre les Hollandais et les Anglais succéda le conflit entre le capital et le travail : un million d'exploiteurs blancs des deux nations conclurent une alliance fraternelle à l'intérieur de l'Union, s'entendant pour priver une population de 5 millions de travailleurs noirs de leurs droits civiques et politiques. Cet accord ne toucha pas seulement les nègres des républiques boers, mais également les nègres de la colonie du Cap, à qui autrefois le gouvernement anglais avait accordé l'égalité civique et qui ont perdu partiellement leurs droits. Ce noble ouvrage, où la politique impérialiste des conservateurs culminait dans un coup de force cynique, devait être achevé par le parti libéral, avec l'approbation enthousiaste des « crétins libéraux d'Europe » qui voyaient avec fierté et émotion dans la liberté et l'autonomie octroyées par l'Angleterre à une poignée de blancs en Afrique du Sud la preuve de la force créatrice et de la grandeur du libéralisme anglais.