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Rosa Luxemburg et Bebel en 1904

Rosa Luxemburg et Bebel en 1904

Le développement que tous les grands États de l'Europe ont donné, dans ces quarante dernières années, à leurs armements sur terre et sur mer, est hors de proportion avec tout ce qui avait été fait antérieurement en ce sens. Et ce qui est caractéristique, c'est que cet accroissement continu des armements a été favorisé par l'assentiment de la classe même qui jadis, pour des raisons politiques, économiques et financières, s'était opposée énergiquement à l'institution de grandes armées permanentes, à savoir la bourgeoisie.

 

La bourgeoisie était, au point de vue politique, opposée à l'institution de grandes armées permanentes, parce que cette institution représentait un accroissement de la puissance des princes et du gouvernement. Du moment que le gouvernement avait le droit absolu de disposer de l'armée comme il l'entendait, ajouter à la force de l'armée, c'était affaiblir d'autant le peuple, qui pouvait entrer en conflit avec le gouvernement au sujet de son influence sur les destinées de l’État. De là vient qu'on s'efforça partout d'instituer, à côté des armées permanentes que l'on croyait indispensables pour défendre l'État contre l'étranger, une garde dite nationale, qui n'était pas une milice populaire, mais qui pouvait du moins servir jusqu'à un certain point de garantie contre l'arbitraire des princes et des gouvernements. On finit d'ailleurs par renoncer volontairement à cette institution, au fur et à mesure que disparaissait le danger de conflits sérieux entre le gouvernement et la bourgeoisie : les gouvernements se transformaient en effet peu à peu jusqu'à n'être plus que les représentants et les défenseurs des intérêts bourgeois.

 

La bourgeoisie avait, en second lieu, combattu les grandes armées permanentes pour des raisons économiques, parce que la force de travail absorbée par l'armée était soustraite à l'exploitation capitaliste et menaçait ainsi d'enrayer l'évolution économique. Mais les progrès techniques ont permis de réduire constamment la somme de travail due à la force humaine : les moyens de communication actuels ont permis de faire venir des ouvriers de l'étranger, quand la main-d’œuvre fait défaut à l'intérieur ; ces ouvriers étrangers ont de plus l'avantage d'être moins exigeants et plus soumis aux entrepreneurs : la bourgeoisie fut donc rassurée de ce côté.

 

La bourgeoisie avait redouté enfin, au point de vue financier, de voir croître les impôts : les classes dirigeantes aiment à augmenter les recettes, elles n'aiment pas que l'État en prélève une trop grande part. Mais l'extension des impôts indirects et plus particulièrement celle du système protecteur auquel se sont de plus en plus ralliés, dans ces dernières années, tous les grands États de l'Europe, à l'exception de la Grande-Bretagne, ont triomphé de ces scrupules financiers d'autrefois. D'après la manière dont l’État équilibre actuellement son budget, ce ne sont pas en effet les classes dirigeantes qui s'imposent les plus grands sacrifices pour l'entretien des armées permanentes; c'est sur la classe ouvrière, sur la petite bourgeoisie et sur les paysans qu'en retombent surtout les charges. Et ce ne sont pas seulement les charges pécuniaires qui retombent surtout sur les classes sociales, mais c'est sur elles aussi que pèse surtout l'impôt du sang, puisque ce sont les hommes de ces classes et leurs fils qui forment la partie de beaucoup la plus nombreuse de l'armée. Les grades supérieurs au contraire sont, dans les armées de tous les États de l'Europe, réservés aux classes dirigeantes : c'est la noblesse et la bourgeoisie qui disposent de toutes les places donnant droit au commandement, de sorte que, pour la noblesse et la bourgeoisie, l'armée est devenue une institution où la plupart des fils de famille trouvent à se caser.

 

Cette manière de former et d'organiser les armées en fait aussi un instrument qui sert, dans la main des gouvernements de classe, à combattre et à étouffer les revendications inopportunes des classes laborieuses. Si ces revendications deviennent trop pressantes et si elles gênent les classes dirigeantes et les pouvoirs établis, on oppose aujourd'hui à la classe ouvrière, de même qu'on opposait jadis à la bourgeoisie, cette ultima ratio qu'est l'armée. Ce caractère de l'armée a été très nettement mis en relief par le fameux discours de l'empereur Guillaume II aux nouvelles recrues de la garnison de Berlin. Il leur cria un jour, en faisant allusion à l'action et au but de la démocratie socialiste : « Si je l'ordonne, vous devez sans hésiter tirer sur père et mère. » C'est clair et catégorique.

 

Or, si la bourgeoisie a renoncé pour les raisons que j'ai indiquées, à l'opposition qu'elle avait faite au militarisme, si elle considère au contraire aujourd'hui que cette institution est nécessaire pour maintenir sa domination de classe, cela prouve d'une manière évidente et indubitable que la classe ouvrière, et plus particulièrement la démocratie socialiste, qui est la représentation politique de cette classe, a toutes les raisons de se montrer hostile au militarisme et de la combattre; aussi énergiquement que possible.

 

Le développement qu'a pris le militarisme surtout dans ces quarante dernières années, rend plus nécessaire encore une telle attitude.

 

L'initiative d'une transformation radicale du militarisme en Europe vient de Prusse, où dès 1861 fut proposée la nouvelle organisation militaire. Les représentants du peuple prussien, tout en ne faisant guère valoir que des considérations purement parlementaires, combattirent cette loi pendant cinq ans. Mais après les guerres victorieuses de 1864 (Schleswig-Holstein) et de 1866 (guerre entre la Prusse et l'Autriche), la loi fut adoptée. La bourgeoisie prussienne, et par suite la bourgeoisie allemande, ne pouvait plus dès lors s'opposer au développement ultérieur du militarisme.

 

Les conséquences de la guerre franco-allemande de 1870-1871 favorisèrent le développement du militarisme aussi bien en France qu'en Allemagne. La France fut forcée de suivre l'exemple de l'Allemagne et de réorganiser son armée au moyen du service militaire obligatoire. Suivant toujours l'exemple de l'Allemagne, elle renforça les effectifs et les cadres, et améliora l'armement. Comme d'autre part, la France tenait à reconquérir l'Alsace-Lorraine annexée, et que la revanche était douteuse si la France restait seule, il s'ensuivit cette alliance franco-russe que nous appellerions volontiers une alliance « naturelle » dans les circonstances données, puisqu'aussi bien les représentants de la démocratie socialiste allemande avaient déjà, au moment où ils combattaient au Reichstag l'annexion de l'Alsace-Lorraine, prédit ce résultat.

 

Une autre conséquence des événements de 1870-1871 fut la fondation de la Triple-Alliance et la rivalité continue des armements entre la Duplice et la Triplice, sur terre d'abord, puis bientôt aussi bien sûr sur mer que sur terre. On pourra juger de la progression de ces armements par quelques chiffres du budget de la guerre et de la marine de l'Allemagne, qui peut servir de type pour caractériser l'évolution qui s'est produite d’une manière analogue dans tous les États concurrents.

 

L'effectif des hommes (sous-officiers compris) s'élevait en Allemagne :

En 1873 au nombre de 350 000

En 1874          -           401 660

En 1890          -           557 100

 

De 1874 à 1898, l'armée s'était donc accrue, sans compter les volontaires d'un an (environ 10 000 hommes) et les officiers et fonctionnaires militaires (environ 3o,ooo hommes), de 155 160 hommes, soit 38.7 p. 100, tandis que dans le même laps de temps, la population ne s'était accrue que de 25 p. 100. Plus rapide encore fut la progression des dépenses. Le budget des dépenses — sans compter les dépenses dites exceptionnelles et extraordinaires — se chiffrait en 187.5 par 318 millions 1/2, en 1898 par 512 millions. L'accroissement des dépenses dans ce laps de temps, est donc de 193 millions, soit60 p 100 en chiffres ronds. L'accroissement du budget des dépenses de la marine, dans le même, laps de temps, est de 359 p. 100. Au total, les budgets de la guerre et de la marine — si nous y comprenons les dépenses exceptionnelles et extraordinaires, les pensions de retraite et les intérêts de la Dette nationale pour les armements de la guerre et de la. marine — se chiffrent en Allemagne, pour l'armée 1898, par 907 millions de marks e>n chiffres ronds, soit 1,144 millions de francs.

 

Et ces dépenses vont continuer à croître par suite de la réorganisation de la guerre et de la marine, à laquelle le Reichstag a déjà donné son consentement.

 

Cette progression du militarisme dans tous les grands Etats de l'Europe n'est pas marquée seulement par l'accroissement des effectifs, qui atteignent presque leur maximum, mais encore par une amélioration rapide de l'armement et de tous les moyens d'attaque et de défense qu'on a combinés avec l'aide des connaissances scientifiques les plus élevées et avec une adresse technique consommée, qui a entraîné du même coup une révolution dans la stratégie et dans la tactique. Et nous ne pouvons encore prévoir aucun terme à ce progrès dans l'organisation des tueries humaines, car tous les États sans exception rivalisent d'ardeur sur ce terrain, Comme s'il s'agissait de sauvegarder les fins suprêmes de la civilisation, et aucune œuvre réellement utile au progrès de la civilisation ne dispose de ressources comparables à celles qui sont consacrées à la préparation de la guerre. Nous voyons au contraire que le militarisme, en exigeant des dépenses énormes qui croissent d'année en année, fait un tort grave à toutes les œuvres que la civilisation impose à la société et que celle-ci est forcée de négliger. L'instruction publique, l'éducation du peuple, l'hygiène publique, la protection des ouvriers, l'assistance publique, etc., etc., sont autant de tâches que l'on néglige partout.

 

La situation qu'a créée peu à peu cette évolution est telle que dans le fameux manifeste russe pour la paix, on a pu lire : « Si cette situation se prolongeait, elle mènerait fatalement à la catastrophe même que l'on veut éviter, catastrophe si terrible que chaque homme se met à trembler, rien qu'à l'idée de telles horreurs. » Et cependant rien ne fait prévoir que cette situation se modifiera d'une façon sensible d'ici quelque temps : en tout cas, ce n'est sûrement pas la conférence de la paix qu'on est en train d'organiser qui y changera quelque chose ; car le résultat en sera sans doute absolument négatif, du moins en ce qui concerne une limitation quelconque des armements.

 

On ne pourrait arriver à un résultat positif que si tous les intéressés s'engageaient à renoncer dorénavant à tout emploi de la force en vue d'une conquête ou d'une extension quelconque de leur puissance et à ne plus délimiter ni étendre leurs sphères d'action que par voie d'entente pacifique ou par suite de décision arbitrale. On pourrait sans doute arriver ainsi à rendre les années permanentes et les flottes de guerre plus ou moins superflues ; mais toutes les puissances sans exception se refusent à une convention de ce genre.

 

Elles s'y refusent, d'une part, comme nous l'avons vu, parce que ces organisations militaires ont pris le caractère d'une institution de classe, et sont devenues l'instrument le plus remarquable qui serve à maintenir la domination d'une classe, — d'autre part parce qu'elles assurent à une part considérable des membres des classes dirigeantes une position agréable et une grande influence, aussi bien au point de vue social qu'au point de vue politique, — et enfin, parce qu'à la conservation et au développement du militarisme est liée de la façon la plus étroite l'existence de véritables branches d'industrie. Ce sont ces intérêts économiques qui déterminent d'une manière décisive l'action des cercles influents des grands entrepreneurs et aussi du pouvoir central. Il n'y a donc pas à espérer de ce côté une modification sensible de l'état de choses actuel.

 

Et cependant l'évolution intérieure même du militarisme le mène à sa ruine. Le militarisme doit premièrement servir de garantie et assurer la puissance des nations à l'extérieur. Or, les dangers d'une guerre européenne générale, — tueries en masse, anéantissement d'existences humaines, sacrifices économiques et financiers, bouleversements qui en résultent—, sont si graves qu'une catastrophe sociale universelle, renversant tout de fond en comble, peut en être la conscience. Cette crainte a pénétré dans les cercles les plus haut placés : c'est ce qui ressort de la phrase du manifeste russe que j'ai citée. On continuera donc à accroître les armements; mais en même temps on fera tout pour éviter une grande guerre. Il y a là une contradiction dont un jour ou l'autre tout le monde s'apercevra et qui tuera le militarisme.

 

En second lieu, le militarisme doit servir à maintenir la domination de classe. Or, dans un temps donné, il deviendra impropre à cet usage. La force présente des armées a pour condition le service militaire obligatoire, qu'on ne pourra plus supprimer. Or, les ouvriers de la ville et de la campagne, qui forment une majorité écrasante parmi les soldats, sont de plus en plus gagnés aux idées socialistes : l'armée servira donc de moins en moins à maintenir la domination de classe, jusqu'à ce qu'un jour elle se refuse absolument à ce service. Elle n'exécutera plus l'ordre de tirer sur père et mère : elle ne sera plus dès lors un instrument dans la main d'un gouvernement de classe.

 

On voit qu'ici encore l'évolution mène au socialisme. Mais ce n'est pas une raison pour se croiser les bras : il faut, dans la mesure de nos forces, préparer la voie à l'évolution, en travaillant à rendre plus démocratique l'organisation intérieure de l'armée. Aux armées permanentes, où le service dure des années et peut facilement détacher du peuple les fils du peuple, il faut substituer une armée populaire, où le service sera aussi court que possible; on préparera, dès la jeunesse, les soldats au service; cette sorte d'instruction militaire devra être considérée comme une branche de l'éducation physique. Il s'agit de créer une organisation militaire, où le commandement sera entre les mains des plus capables, et qui n'aura pas d'autre but que de défendre la patrie, dans le cas d'une agression frivole de l'étranger. Dans les luttes politiques intérieures, l'armée n'aura pas d'autre rôle que de mettre à la porte les amateurs de coups d’État et les partisans de la violence.

 

D'une manière plus générale, nous devons travailler à faire pénétrer les idées socialistes dans des couches de plus en plus profondes de la population ; nous devons tâcher de faire admettre en principe et de faire dominer dans la politique extérieure de la nation l'idée de la réconciliation et de la fraternité des peuples. Il faut enfin que dorénavant les Litiges des peuples soient soumis à une juridiction analogue à celles dont les citoyens de tous les États civilisés sont forcés de respecter les décisions, à la juridiction d'un tribunal dont les membres seront les représentants impartiaux des États non intéressés, et qui jugera en conscience.

 

Le but que se propose la démocratie socialiste, en prenant position contre le militarisme, est ainsi nettement indiqué. Pour l'atteindre, il faudra livrer encore de rudes combats; mais la bonne volonté, de notre côté, et le progrès de l'évolution, de l'autre, nous garantissent la victoire.

 

AUGUSTE BEBEL

(Traduit par Albert Lévy)

 

 

Tag(s) : #Militarisme. Rosa Luxemburg
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