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Conceptions de Marat exposées par B. Gainot. Pour éclairer les analyses de Rosa Luxemburg dans Milice et militarisme

 

LA CRITIQUE DE L’ARMÉE PROFESSIONNELLE COMME ARMÉE PRIVÉE DU DESPOTE, À PARTIR DES CONTRIBUTIONS DE JEAN-PAUL MARAT

 

L’ensemble des transformations techniques, sociales, politiques, que connaissent les armées européennes à l’époque moderne, conceptualisé sous le terme de « révolution militaire » est présenté comme un processus cumulatif de transformations emboîtées, dont le terme est l’armée professionnelle107.

 

Avec des étapes, des seuils, il est à peu près admis que le XVIIIe siècle marque, dans un grand nombre d’États, le terme de cette évolution, pratiquement aboutie en France, en Prusse, au Piémont, largement entamée dans les grands empires d’Autriche ou de Russie.

 

107. Duffy, Michael, (dir.), The Military Revolution and the State (1500-1800), Exeter Studies in history, 1/1980 ; Parker, Geoffrey, La Révolution militaire – La guerre et l’essor de l’Occident, 1500-1800, trad. frse. éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1993 ; très bonne mise au point sur les débats autour de la notion dans Jean Chagniot, Guerre et société à l’époque moderne, Paris, PUF, coll. « Nouvelle Clio », 2001, p. 275-301.

 

Sans reprendre précisément tous les termes de cette évolution, rappelons-en brièvement les caractéristiques essentielles108. L’État maintient en permanence des effectifs nombreux, dont une proportion variable de mercenaires étrangers. À la base, ce sont ces mercenaires qui étaient les vrais et les seuls « professionnels de la guerre ». Tenir l’armée sur pied de guerre entraînait des maux inouïs pour les populations civiles, pas uniquement dans les territoires occupés ; pillage toléré, sinon encouragé par les autorités, tout particulièrement pendant les longues périodes de siège. Le pillage est favorisé par les embarras financiers sporadiques du gouvernement. En ce cas, peu importe que les paysans soient amis ou ennemis. C’est la portion le plus défavorisée des civils qui souffre le plus des exactions militaires. C’est sur elle que pèsent les taxes exceptionnelles, elle qui doit accepter les billets de logement ; le fardeau peut devenir insupportable quand une troupe s’installe pour de longs mois dans une localité pour tenir ses quartiers d’hiver. À la fin de la campagne militaire, mercenaires licenciés, soldats démobilisés, et déserteurs forment des bandes marginales et ultra-violentes. L’État doit développer des forces spécifiques, comme la maréchaussée en France, pour lutter contre une délinquance qu’il a lui-même suscitée. Plus généralement, et parallèlement à la permanence de la force armée, l’État cherche à établir une claire distinction entre civils et combattants désormais définis comme militaires. Les civils n’ont plus guère besoin de s’entraîner au maniement des armes et, un peu partout en Europe, le vieux système de la milice tombe en désuétude. L’armée permanente se substitue au civil pour sa protection, œuvrant tout à la fois comme force de police intérieure et comme élément de défense contre les ennemis extérieurs. L’administration militaire est le principal pourvoyeur d’emplois publics. La demande militaire est le véritable moteur du développement industriel, au prix de dépenses croissantes. Cette évolution vers l’armée permanente, professionnelle, disciplinée, s’opère dans une mise à distance croissante, tant de l’armée « féodale », dont il subsiste de nombreuses traces comme la vénalité des charges, que de l’armée « entrepreneuriale » qui avait

 

108. Jones, Colin, « The military revolution and the professionnalization of the French Army under the Ancien Régime » dans Duffy, Michael, (dir.), The Military Revolution and the State (1500-1800), Exeter Studies in History, n°1, 1980.

 

largement recours aux mercenaires. Ces deux types d’organisation militaire apparaissent comme des armées privées, en décalage marqué avec une armée de service public, bureaucratisée et disciplinée, à recrutement national. La connaissance et le contrôle du territoire pour le déplacement et la subsistance des troupes sont de mieux en mieux maîtrisés, offrant une garantie aux populations civiles contre les débordements des troupes en campagne ; la caserne, le magasin, et l’hôpital inscrivent dans le paysage moderne cette claire séparation entre le civil et le militaire, qui est le signe d’un bon gouvernement où la puissance publique garantit l’intérêt privé, l’intégrité des personnes et des biens109. Dans son rapport au pouvoir politique, l’instrument militaire, dans sa fonctionnalité, semble s’éloigner de plus en plus des armées privées, identifiées plus ou moins étroitement à l’ère féodale. Carrières et services, définis de plus en plus selon des critères objectifs uniformes, surtout après la guerre de Sept Ans en France, semblent de moins en moins le « fait du prince », plus ou moins assimilé à la « faveur », dénoncée avec virulence dans les rangs de la noblesse militaire110. Or, cette lecture historiciste du processus n’est pas équivoque. Le lien entre fonctionnalité croissante et individualisation libérale, la séparation entre la sphère publique de la défense nationale et la sphère privée de l’ordre civil, sont très largement questionnés – et contestés – par des penseurs attachés à un modèle alternatif, celui de l’humanisme civique111, marqué par la figure de la tyrannie et de son corollaire, la servitude. Pour ce courant héritier de la tradition républicaine, la professionnalisation militaire n’est pas la matrice d’un service public qui finit par confondre le prince et la nation, sous l’invocation du bien commun, mais une privatisation insidieuse du monopole des armes au seul bénéfice d’un prince devenu tyran. J’ai choisi de présenter l’importance de cette critique alternative à travers les arguments d’un auteur emblématique de la fin du XVIIIe siècle, Jean-Paul Marat et Les Chaînes de l’esclavage 112.

 

109. Foucault, Michel, Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France, Paris, Le Seuil/Hautes Études / Gallimard, 2004.110. Léonard, Émile-Guillaume, L’Armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, Paris, 1958.111. Skinner, Quentin, La Liberté avant le libéralisme, Paris, Éditions du Seuil, 2000 ; du même : Les Fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2000 ; Pocock, John, Le Moment machiavélien, Paris, PUF, 1997.112. L’édition utilisée est celle établie par Selche, J.D., Paris, Union Générale d’Éditions, 1972. Les citations renvoient aux pages de cette édition.

 

Une inspiration républicaine classique

 

Pourquoi cet ouvrage et pourquoi Marat ?

Jean-Paul Marat est né en Suisse, dans la principauté de Neuchâtel, en 1743. Il quitte très jeune sa famille, qui appartenait à la petite bourgeoisie artisanale, pour entreprendre des études de médecine, d’abord à Bordeaux, puis à Paris. Il s’installe ensuite comme médecin en Angleterre, à Londres puis à Newcastle, de 1765 à 1776 113. C’est là qu’il rédige, puis qu’il publie, en anglais, en 1774, son ouvrage capital, Chains of Slavery. Mais les idées centrales de cet ouvrage étaient déjà en place dès 1762. « J’arrivai à la Révolution avec des idées faites », dira-t-il plus tard, à la fin de l’année 1792, lorsqu’il publie la traduction française de cet ouvrage. Effectivement, les principes fondamentaux, non seulement du système philosophique de Marat, mais encore de son action politique sont déjà là, bien présents, lors de son séjour londonien. Pour bien comprendre l’élaboration de cette pensée critique, il faut d’abord brièvement rappeler le contexte des lendemains de la guerre de Sept Ans. En France, Choiseul, puis surtout le comte de Saint-Germain entre 1774 et 1776, vont entreprendre une réforme de l’armée pour construire une véritable armée de métier, encadrée par des professionnels, modernisée dans son matériel et ses missions, apte à préparer la revanche après les humiliations que lui ont fait subir les Prussiens et les Anglais114. Saint-Germain est un disciple du chevalier d’Arcq, dont La Noblesse militaire ou le patriote français est le bréviaire des réformateurs militaires depuis une vingtaine d’années. C’est toutefois la conjoncture politique anglaise qui explique que le livre soit dédié Aux électeurs de Grande-Bretagne. Dans l’effervescence politique autour des propositions de réforme électorale qui visent à mettre un terme à la corruption et aux inégalités de représentation, auxquelles Junius Wilkes a attaché son nom 115, des sociétés politiques se développent un peu partout dans le pays, établissent des correspondances. Marat fait parvenir son livre à plusieurs de

 

113. Sur Marat, voir la biographie d’Olivier Coquard, Jean-Paul Marat, Paris, Fayard, 1993.114. Blaufarb, Rafe, The French Army, 1750-1820 – Careers, Talent, Merit. Manchester University Press, 2002, p. 12-45.115. Marat écrit en 1774 une lettre à Wilkes, qu’il signe l’auteur du livre intitulé Chains of slavery ; Goëtz, Charlotte, La Saga des Marat, tome 2, Bruxelles, Pôle Nord, 2001.

 

ces sociétés politiques, notamment de Newcastle, sous couvert d’anonymat 116. Le siège de Newcastle, qui fait l’objet d’un compromis tacite entre whigs et tories depuis 25 ans, est pour la première fois âprement disputé par des candidats réformateurs qui contestent l’oligarchie ; Marat souhaite intervenir dans la bataille aux côtés de cette opposition radicale. En vue de cette intervention politique, il mobilise donc son capital culturel, qui est extrêmement vaste, tant par ses exemples historiques, que par ses références philosophiques. L’histoire des révolutions anglaises s’y taille une place de choix. Mais c’est particulièrement l’héritage des penseurs qui établissent des liens entre la république des années 1648-1660, et le radicalisme de la fin du XVIIIe siècle 117, qui doit retenir notre attention ; notamment James Harrington, et l’historienne Catharine Macaulay qui, selon Rachel Hammersley, fut l’une des inspiratrices principales de Chains of Slavery 118. La dénonciation de l’armée permanente comme principal instrument de la prérogative royale est constante, avec la corruption parlementaire et l’oppression religieuse de l’Église anglicane. Ainsi, en 1774 comme en 1792, une tradition de pensée précise, historiquement située, est clairement mobilisée pour l’action politique immédiate. Cette tradition est celle du républicanisme classique 119. Les deux inspirateurs principaux en sont Machiavel et Montesquieu. Les principes développés dans l’Adresse aux électeurs de Grande-Bretagne sont un décalque parfait de ceux de Montesquieu : « Tant que la Vertu règne dans le Grand Conseil de la Nation, les droits du Peuple et les prérogatives de la Couronne, se balancent de manière à se servir mutuellement de contrepoids. Mais, dès qu’on n’y trouve plus ni vertu, ni honneur, l’équilibre est détruit ; le Parlement qui était le glorieux boulevard de la Liberté britannique,

 

116. Hammersley, Rachel, « Jean Paul Marat’s The Chains of Slavery in Britain and France, 1774-1833 », dans The Historical Journal, 48/ 2005, p. 641-660.117. Goodwin, Albert, The Friends of Liberty – The English Democratic Movement in the Age of the French Revolution, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1979 ; Hill, Bridget, The Republican Virago – The Life and Times of Catharine Macauley, Historian, Oxford, Clarendon, 1992 ; Skinner, Quentin, (dir.), Enlightenment and Religion – Rational Dissent in Eighteenth-Century Britain, Cambridge University Press, 1996.118. Hammersley, R., op. cit, p. 645.119. La littérature concernant ce courant de pensée est abondante et variée. Notre propos n’est pas ici d’en reprendre toutes les inflexions et les nuances ; nous renvoyons pour cela à Pocock, John, Le Moment machiavellien, op. cit. ; Skinner, Quentin, La Liberté avant le libéralisme, op. cit. ; Spitz, Jean-Fabien, La Liberté politique – Essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF, 1995 ; Robbins, Caroline, The Eighteenth-Century Commonwealthman – Studies in the Transmission, Development and Circumstance of English Liberal Thought from the Restoration of Charles II until the War with the Thirteen Colonies, Cambridge (MA), Massachussetts University Press, 1961.

 

est métamorphosé en une faction audacieuse qui se joint au cabinet, cherche à partager avec lui les dépouilles de l’État, entre dans tous les complots criminels des fripons au timon des affaires, et appuye de leurs funestes mesures ; en une bande de traîtres masqués qui, sous le nom de gardiens fidèles, trafiquent honteusement des droits et des intérêts de la Nation ; alors le Prince devient absolu, et le peuple esclave » 120... Se déploie dans le corps du texte un discours de la servitude volontaire, qui se fonde, comme chez La Boëtie, sur une vision pessimiste assumée de l’histoire. Si l’homme est né libre, il est partout dans les fers, et l’histoire de toutes les sociétés est l’histoire du despotisme. Le pouvoir despotique est né de la violence brute, mais le pouvoir despotique moderne réussit à faire oublier ses origines en ayant de plus en plus recours à l’astuce, à la ruse et à la corruption. Marat va donc chercher à montrer comment ce despotisme moderne cherche à s’établir de façon permanente en faisant en sorte que le pouvoir ne soit pas perçu comme source de désordre, mais au contraire comme recours ultime contre une violence dont les citoyens ont perdu jusqu’à la mémoire de l’origine, et contre laquelle ils vont réclamer toujours plus de despotisme121.On retrouve ainsi, dans les premiers chapitres des Chaînes de l’esclavage, tout le discours sur le déploiement des fêtes et du luxe pour répandre la corruption dans le peuple, conjointement à un autre discours sur la faveur opposée au mérite : « Quand le prince est la source des emplois, des honneurs, des dignités, la faveur est l’objet de tous les vœux122 ». Les deux discours se rejoignent pour exalter dans la société un état d’ « honnête médiocrité » ; « Rejetez la richesse insolente ; ce n’est pas dans cette classe que se trouve le mérite qui doit illustrer le Sénat ».

 

120. Chaînes de l’esclavage, op. cit., « Aux électeurs de la Grande-Bretagne », p. 30.121. De Cock, Jacques, et Goëtz, Charlotte, « Jean-Paul Marat et l’esprit du politique », postface aux Œuvres politiques de Jean-Paul Marat (1789-1793).122. La Boëtie, Étienne de, Discours sur la servitude volontaire, collections de la Bibliothèque nationale, Paris, 1863. Le texte fut publié vers 1549. Pour La Boëtie, c’est le peuple qui forge lui-même ses chaînes, en perdant la souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre. Les peuples assujettis perdent le courage guerrier. Les mauvais rois deviennent des tyrans en se servant d’étrangers pour faire la guerre, car ils n’osent se fier à des gens auxquels ils ont fait tant de torts. La ruse ultime des tyrans pour asservir (La Boëtie dit efféminer) le peuple, c’est le divertissement : « Théâtres, jeux, farces, spectacles, gladiateurs, bêtes étranges, médailles, tableaux et autres drogueries sont les appâts de la servitude, et les outils de la tyrannie. » Là encore, l’analogie avec le texte de Marat est tout à fait frappante.

 

Toutefois, comme chez nombre de penseurs du républicanisme classique, le clivage fondamental chez Marat n’est pas entre possédants et non-possédants, il est entre dépendants et non-dépendants. Ce n’est pas une pensée de la propriété, c’est une pensée de l’aliénation.

 

Une économie de la violence qui est tout inspirée de Machiavel.

 

Cette économie repose sur la « modération inconsidérée du peuple » (titre de l’un des chapitres), qui hésite à déclencher une violence préventive de maux futurs, que leur retenue même rend bien plus terribles. Pour exprimer cette donnée historique, qui va devenir majeure dans la réflexion maratiste sur la violence populaire, et constitutive de son image future, il a recours en 1774 à l’histoire d’Angleterre : « Si la première fois que Charles 1er porta ses mains impures à la bourse de ses sujets, ou qu’il les plongea dans le sang innocent, le peuple eût pris les armes, marché droit au tyran, et fait périr à ses yeux, sur un échafaud, les ministres de ses cruautés ; il n’eut pas gémi tant d’années sous la plus affreuse oppression. Ce n’est pas que je veuille qu’à chaque instant, on ait recours à des voies violentes ; mais, sous prétexte de ne pas exposer le repos public, ces tranquilles citoyens ne voyant pas qu’ils ne gagnent rien par leur lâcheté, que d’être opprimés plus audacieusement, qu’ils donnent toujours plus de prise à la Tyrannie, et que lorsqu’ils veulent enfin en arrêter les progrès, il est souvent trop tard »123.

 

Une critique radicale de l’armée de métier

J’ai préalablement rappelé ces référents du radicalisme classique, parce que tous les arguments concernant l’armée découlent de cette problématique centrale de la corruption.

 

Désarmer les sujets

C’est l’acte premier, et le plus important, de la marche vers la Tyrannie. A contrario, la possession personnelle d’une arme est la prérogative de l’homme libre.

 

123. Chaînes de l’esclavage, op. cit., p. 135

 

« La plupart des princes ont même poussé la politique jusqu’à désarmer leurs sujets ; crainte qu’ils ne vinssent sentir leur force, et à en faire usage lorsqu’ils sont opprimés......Ainsi, après avoir armé des mercenaires contre l’État, sous prétexte d’assurer le repos public, le prince désarme ses sujets pour pouvoir plus aisément les jeter dans les fers »124. Marat développe une critique du monopole étatique de la violence légitime. « Dans un pays libre, c’est avec leurs propres sujets, servant comme citoyens ou volontaires, que les princes attaquent l’ennemi, font des conquêtes, et défendent l’État. Mais à la tête d’hommes attachés à la Patrie, ils n’osent rien entreprendre contre elle ; il leur faut des mercenaires. Aussi se sont-ils tous empressés, dès qu’ils l’ont pu, de prendre des troupes à leur solde ; pour cela, ils ont mis en jeu bien des artifices... »125.

 

Créer une armée soldée

Le discours maratiste est constamment enraciné dans le temps et dans l’espace. Il multiplie les exemples historiques et les comparaisons entre les formes politiques empruntées à toutes les aires de civilisation, de la Chine aux Amériques. Il est intéressant de noter que la référence qui illustre le premier pas vers la Tyrannie moderne soit celle du règne de Charles VII. Les historiens insistent aujourd’hui sur la création des compagnies d’ordonnance (1445), consécutivement à celle de la taille (1440) ; armée permanente et impôt permanent sont les deux matrices de l’État moderne. Cette étape est soulignée par Marat : « Charles VII, se prévalant de la réputation qu’il avait acquise en chassant les Anglais, et de l’impression de terreur qu’ils avaient laissé dans les esprits, exécuta ce hardi dessein. Sous prétexte de mettre le royaume en état de défense contre quelqu’attaque,

 

124. Idem, p. 124-125.125. Idem, p. 121-122.

 

quelqu’invasion soudaine, il retint à son service un corps de 9 000 cavaliers et de 16 000 fantassins ; il nomma des officiers pour les commander, et il les répartit dans différentes provinces...Charles VII appropria des fonds à la solde de l’armée ; il obtint de rendre perpétuelles certaines taxes qui n’étaient que momentanées ; il alla même jusqu’à s’arroger le droit de lever des subsides, sans le consentement de la Nation »126. L’autre exemple, tout à fait emblématique, est celui de l’Angleterre de la restauration des Stuarts. Précisons un peu l’arrière-plan. Le duc de Monmouth, fils naturel de Charles II, organise au printemps 1685 un soulèvement dans l’ouest de l’Angleterre contre l’avènement au trône de Jacques II Stuart. Ce soulèvement rallie le petit peuple puritain, révolté par l’adhésion supposée du nouveau roi au papisme, et fournit le prétexte à Jacques II, outre une répression particulièrement sanglante, pour demander des subsides au Parlement afin d’accroître les effectifs des troupes réglées, placées directement sous le contrôle de l’exécutif, au contraire des troupes ordinaires, qui reposent toujours sur le système traditionnel de la milice. Cette initiative ranime chez les parlementaires et la petite noblesse qui fournit la base sociale du nouveau régime le souvenir de l’armée de Cromwell, l’armée New Model, cette armée durablement identifiée au despotisme militaire et à la crainte de la subversion sociale : « Après l’invasion du duc de Monmouth, Jacques II demanda au Parlement des subsides pour entretenir une armée de troupes réglées ; afin, disait-il de faire face (1685) à un prochain danger. Mais l’Angleterre n’a eu d’armée réglée, proprement dite, que depuis l’avènement de la maison de Brunswick au trône. À la sollicitation de George Ier, elle prit à sa solde un corps considérable de troupes pour maintenir la tranquillité dans le royaume, et remplir les conditions du traité de Hanovre »127.Marat reprend à son compte l’ensemble de la tradition whig, qui remonte à la résistance parlementaire du début du XVIIe siècle à l’absolutisme des Stuarts et à l’opposition des franges radicales des républicains anglais à la dictature militaire de Cromwell. Cette

 

126. Ibid., p. 122-126.127. Ibid., p. 123.

 

double tradition alimente une hostilité constante et résolue, au nom des libertés anglaises, à toute armée permanente. Elle sera un legs du républicanisme classique aux colons d’Amérique qui se révoltent contre leur métropole deux ans après la publication des Chaînes de l’esclavage. La seule armée civique, c’est la milice. Machiavel, dans L’Art de la guerre, a montré comment cette milice civique est radicalement antinomique de l’armée de métier : « Un homme de bien ne peut faire de la guerre sa profession...une république ou un royaume bien organisés ne peuvent permettre que leurs sujets ou leurs citoyens en fassent profession ... Une Cité bien ordonnée doit vouloir que l’activité militaire soit un exercice en temps de paix et qu’en temps de guerre elle soit nécessaire et source de gloire, et en laisser la profession à l’État... »128 Ces républicains ne sont pas cosmopolites, ni antimilitaristes, rappelons-le. Ils ne récusent pas l’état militaire, ni la recherche de la gloire qui le justifie en dernière instance. Mais cette gloire est intermittente et attachée à la collectivité, non à la personne.

 

Détruire l’esprit d’indépendance

Dans quelle séquence historique faut-il donc placer ces milices civiques, dont il ne reste que des oripeaux à l’âge de l’absolutisme, présenté comme une sorte « d’état de siège permanent »? De manière récurrente et quelque peu paradoxale, Marat semble regretter les armées féodales : « Ainsi, au lieu des hommes libres qui servaient sous les vassaux de la Couronne, soldats plus attachés à leurs capitaines qu’au Prince, et accoutumés à n’obéir qu’à eux, il eut des troupes qui reconnurent un maître, et attendirent de lui seul leur bonheur »129.Ce qu’il semble surtout regretter de façon implicite (car l’auteur ne propose absolument aucun modèle alternatif), c’est la dissolution des forces des gouvernements locaux, provinces et villes. Donc, on peut

 

128. Machiavel, Nicolas, L’Art de la guerre dans Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996, livre I, chapitre IV, p. 479-480.129. Chaînes, op. cit., p. 122.

 

aussi bien évoquer l’ost féodal (la convocation des hommes libres) développé alors par un autre écrivain représentant de la tradition du républicanisme classique, Mably, à travers une version quelque peu idéalisée des temps carolingiens 130, que les milices des libres républiques d’Italie, vantées par Machiavel. Marat analyse d’un point de vue essentiellement critique tous les efforts pour professionnaliser l’armée, pour développer une administration militaire. Le Prince a supprimé les hautes charges militaires, comme celle de connétable, pour ne laisser aucune influence aux commandants de troupes. Il divise l’armée en petits corps, afin de faire naître des rivalités entre ces commandants. Là où l’on peut analyser cette spécialisation comme une rationalisation de la décision politique par la « stratégie de cabinet » et comme une émulation pour un service meilleur, Marat voit surtout une ruse ultime du Prince pour asseoir sa domination : « Il ne donne le commandement de ces petits corps qu’à des hommes affidés ; puis, pour s’assurer mieux encore de leur fidélité, il établit dans chaque corps plusieurs grades où l’on ne monte qu’avec lenteur par droit d’ancienneté, et avec rapidité par protection. Ainsi, non seulement chaque officier subalterne considère celui qui est au-dessus de lui comme un obstacle à son avancement, et le voit d’un œil jaloux ; mais les plus ambitieux cherchent à parvenir au premier rang par leur souplesse et leur assiduité à faire leur cour ; tandis que ceux qui y sont cherchent à s’y maintenir par leur dévouement aux ordres des chefs, aux volontés du prince » 131. L’argumentation devient tout à fait paradoxale, lorsqu’on sait que Marat devait être au début de la Révolution le contempteur le plus implacable du « généralat » et de l’indépendance du commandement militaire à l’égard du pouvoir civil. Sa critique de la « guerre de cabinet », menée à partir du présupposé selon lequel l’armée professionnelle est devenue la garde privée du monarque, le conduit ici à des positions étonnantes :

 

130. Bonnot de Mably, Gabriel, Œuvres complètes, tome II, Observations sur l’histoire de France, Paris, imprimerie Desbrière, an III (1795).131. Chaînes..., op. cit, p. 194.

 

« À l’égard des premiers emplois militaires, il a grand soin de ne pas y nommer des hommes qui jouissent de la faveur du peuple, et de ne jamais réunir en même temps dans leurs mains quelque emploi civil. Quelques fois, il pousse la défiance jusqu’à ne placer à la tête de l’armée que des soldats de fortune, jusqu’à changer souvent les officiers-généraux, à fomenter entre eux des rivalités, et à ne laisser que peu de temps les troupes en garnison dans les mêmes places. Lorsque le prince se dispose à commander en personne l’armée ; pour remettre sans péril le commandement en d’autres mains, il le confie à plusieurs chefs : mais loin de leur donner carte blanche, il les subordonne à un conseil de guerre, lorsque le cabinet ne règle pas leurs opérations, si même il ne les soumet au contrôle d’un ministre dévoué »132. Après ces circonvolutions, l’auteur revient toutefois à des positions plus classiques, pour une condamnation du césarisme, assez habituelle pour les penseurs familiers de la réflexion sur la chute de la république romaine : « Les soldats commencent à ne reconnaître que la voix de leurs chefs ; à fonder sur eux seuls toutes leurs espérances, et à regarder de loin la Patrie. Déjà, ce ne sont plus les soldats de l’État, mais ceux du prince ; et bientôt ceux qui sont à la tête des armées ne sont plus les défenseurs du peuple, mais ses ennemis »133.

 

Séparer le militaire et le civil

Là encore, la radicalité de la critique conduit Marat à une condamnation globale de mesures qui ne relèvent pas toutes de ce qui lui apparaît comme la finalité ultime : le renforcement d’un ordre coercitif qui accoutume les peuples à l’oubli de leur indépendance. Sans surprise, on relève la condamnation des cours martiales, qui soustraient le militaire à la justice ordinaire ; des « marques de distinction » qui assurent la prééminence du militaire sur le civil. Mais la condamnation du casernement est plus surprenante, dans

 

132. Ibid., p. 194-195. Pour énoncer un peu plus le paradoxe, Marat place une note dans laquelle il place, de façon réprobatrice, une référence à la république de Venise, qui « entretenait deux sénateurs à l’armée. » En l’occurrence, le contrôle du pouvoir civil sur le pouvoir militaire est bien ici dans la tradition républicaine, tandis que l’exaltation de l’esprit d’indépendance chez Marat conduit à son opposé.

133. Ibid., p. 195.

 

la mesure où elle allège la vie quotidienne des zones frontalières de la charge écrasante du logement et du ravitaillement des gens de guerre : « On éloigne les soldats du commerce des citoyens, on les oblige de vivre entr’eux, on les caserne... », et de citer une fois de plus en note l’exemple britannique : « En Angleterre, on commence à vouloir séparer le soldat du peuple. Déjà, sous prétexte de tenir la cavalerie à portée des manèges, on l’entasse dans de méchantes baraques, en attendant qu’on puisse la tenir casernée ; les progrès sont lents, mais suivis ; malheur à la Nation si elle voit cet établissement d’un œil tranquille » 134.Il faudrait pour terminer évoquer les passages plus classiques concernant la nécessité de préparer la défense, et la condamnation des guerres offensives ; ce sont des passages pratiquement décalqués de L’Esprit des Lois de Montesquieu : « La vie des États est comme celle des hommes. Ceux-ci ont droit de tuer dans le cas de la défense naturelle ; ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre conservation....Entre les citoyens le droit de la défense naturelle n’emporte point avec lui la nécessité de l’attaque. Au lieu d’attaquer, ils n’ont qu’à recourir aux tribunaux...Que l’on ne parle pas surtout de la gloire du prince ; sa gloire serait son orgueil ; c’est une passion, et non pas un droit légitime » 135. La gloire du Prince, associée au registre des passions, place l’instrument militaire dans le champ des intérêts privés. Le raisonnement de Marat est structuré à partir d’un principe premier ; la corruption de la chose publique par l’intérêt particulier du prince. Dès lors, les faits et les exemples s’ordonnent, sans nuances, à partir d’un système.

 

134. Ibid., p. 196.135. Montesquieu, De l’esprit des lois in Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, Livre X, chapitre II, « De la guerre ».

 

La pensée de Marat est une pensée de la radicalité, essentiellement critique 136. Elle vise à la transmutation d’une tradition, celle du républicanisme classique, en maximes d’action pour les électeurs anglais de 1774, puis pour les sectionnaires parisiens de 1792. Est-il ou non possible, toutefois, de s’y référer pour comprendre la construction d’un modèle alternatif à celui de l’armée professionnelle construite par la monarchie administrative ? Discours essentiellement critique, le texte de Marat ne propose pas d’alternative concrète. C’est seulement à travers ses références et sa performativité que l’on peut resituer ce texte dans un contexte théorique précis ; la tradition des whigs radicaux qui se rattache à la révolution anglaise du siècle précédent, la tradition du républicanisme classique que l’on peut faire remonter à Machiavel, les écrits de Montesquieu. Implicitement, nous pouvons avancer que le contre-modèle que la Révolution française cherchera à mettre en place c’est la garde nationale. Pourtant, Marat n’y voit guère la milice citoyenne qu’il appelait de ses vœux : « Tout le peuple avait les armes à la main, suite nécessaire de l’insurrection générale et des efforts que chaque citoyen avait faits pour repousser l’ennemi commun. Sur cette armée innombrable quoique indisciplinée, reposait le salut de l’État, car le peuple ne se vend jamais ... » Mais c’est une nouvelle occasion manquée, et le cycle de la servitude s’enclenche à nouveau avec d’autres protagonistes, mais toujours les mêmes instruments. Marat reprend intégralement sa critique de l’armée professionnelle de 1774 pour l’appliquer à une force publique dépopularisée et bureaucratisée. Le Tyran n’a plus le visage anonyme du Prince, il s’incarne en La Fayette. La critique du « généralat » se fait plus précise : « Pour subjuguer plus facilement les soldats-citoyens, le général les partagea en différents corps qu’il distingua par le costume, et qu’il dressa entre eux par le jeu des petites passions, par les préférences, la

 

136. La métavolution est la notion proposée par Jacques De Cock et Charlotte Goëtz pour désigner la pensée de Marat, étrangère à la fois à l’historicisme et à la pensée cyclique, qui est le processus auquel renvoie le terme « révolution » (un mouvement qui revient à son point d’origine). Pour les deux auteurs, la pensée de Marat est toujours en rupture avec le présent (voir le site des éditions Pôle Nord : http://metavolution.org/modx/35.html). Il va de soi qu’il n’est pas question de reprendre à notre compte cette notion sans un sérieux examen critique.

 

prééminence, la vanité, le dédain, la jalousie, l’envie, l’animosité ; il surprit leur consentement à des règlements captieux dont ils n’étaient capables ni de sentir les conséquences, ni de prévoir les suites ; il les lia par le serment, il les plia en vils mercenaires à la discipline militaire comme à l’unique règle de leurs devoirs, il leur inspira la funeste manie de ne reconnaître que les ordres de leurs chefs... Pour les métamorphoser en cohortes prétoriennes et les rendre redoutables à la liberté, il ne lui manque plus que de leur donner un parc d’artillerie qui les mette en état d’écraser leurs concitoyens ».Malgré tout, si la critique du « généralat » se fait plus incisive, l’auteur peut également esquisser ce que serait une « armée populaire » : « Ainsi, la première maxime à consacrer, c’est que tout citoyen honnête et domicilié doit être armé pour la cause commune, la défense de ses droits et de sa liberté, contre les ennemis du dedans et du dehors. Si on conserve l’uniforme, tout citoyen peu favorisé de la fortune, soldat-né de la patrie, recevra du pouvoir civil l’accoutrement militaire fait aux frais du Trésor Public... Tous les membres de l’armée auront le droit de nommer ceux à qui doit être confié l’honneur de commander... ... L’autorité des officiers sera rigoureusement restreinte à la discipline militaire ; en tout autre chose, les soldats de la patrie ne dépendront que des lois, et ne seront responsables qu’aux tribunaux. »137 Remarquons que cette « armée populaire », ou « milice citoyenne », est une force publique territorialisée et décentralisée qui doit consacrer l’auto-régulation de toute la communauté. Elle conserve les droits élémentaires de l’homme libre (la détention d’une arme, la protection du foyer), et dissuade l’agression extérieure et l’usurpation intérieure, mais elle n’est pas entièrement réductible à la force publique issue

 

137. L’Ami du Peuple, n° 159, 11 juillet 1790, microfiches Pergamon, bibliothèque de l’Institut d’Histoire de la Révolution française.

 

de la Révolution, la garde nationale. Elle fournit toujours une référence démocratique lorsque Jaurès rédige L’Armée nouvelle un siècle plus tard. Notre propos n’est pas ici de discuter les avatars et l’efficacité de ce type de formation, dont les limites se révélèrent assez rapidement dès les débuts de la décennie révolutionnaire 138. Bien entendu, d’autres traditions critiques sont présentes lorsque les diverses assemblées révolutionnaires ont réformé l’instrument militaire de la monarchie ; celle issue de la noblesse militaire, le service militaire universel. Toutes concourent à souligner d’autres limites, celle d’un processus complexe qui a conduit à l’avènement de l’armée professionnelle comme forme d’« absolutisme militaro-bureaucratique » 139. Dans le cadre de cette rencontre, je n’ai pas voulu reprendre l’ensemble de ce débat, mais plutôt mettre l’accent sur l’un des courants les plus radicaux, dont Jean-Paul Marat fut sans doute le penseur le plus cohérent, courant lui-même issu d’une tradition fortement structurée ; celui qui déconstruit le discours du bien public sur l’état militaire, pour le retourner en son contraire, une forme d’aliénation aux intérêts privés et d’oppression du civil par le militaire.

 

Bernard Gainot

Maître de conférences à l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne

 

138. Voir le colloque de Rennes : Bianchi, Serge, et Dupuy, Roger, (dir.), La Garde nationale entre nation et peuple en armes. Mythes et réalités (1789-1871), Presses universitaires de Rennes, 2006.139. Downing, Brian, The Military Revolution and Political Change – Origins of Democracy and Autocracy in Early Modern Europe, Princeton University Press, 1993.

 

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