Les Souffrances du Peuple Arménien ET LE DEVOIR DE L'EUROPE. Conférence publique faite à Berlin le 26 juin 1902 par Ed. BERNSTEIN, député du Reichstag. Pro Armenia 10 octobre 1902 (1ère partie)
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6213576r
(Pour lire l'article de F.Mehring : http://comprendreavecrosaluxemburgdocumentsetdossiers.over-blog.com/2021/01/16.07.1902.franz-mehring-repond-a-la-conference-de-bernstein-les-souffrances-du-peuple-armenien-le-26-juin-a-berlin-et-s-appuie-sur)
Messieurs,
Le peuple - dont l'histoire, ou plutôt les souffrances et les destinées doivent nous occuper aujourd'hui, selon l'ordre du jour de cette réunion, habite très loin de nous à l'écart des grandes routes du commerce international, et le temps n'est pas bien loin encore où relativement peu d'hommes connaissaient son existence. Beaucoup moins de gens encore savaient exactement comment vivait le peuple arménien et à quelles conditions il parvenait à subsister. S'intéressaient à son histoire seulement un petit nombre de géographes, d'historiens et ceux qui s'occupent de la civilisation à tous les points de vue. Mais peut-être allez-vous me dire : n'avons-nous pas près de nous des souffrances et des oppressions de toutes sortes dont nous puissions nous occuper, sans aller chercher très loin dans les districts perdus de l'Asie-Mineure et nous intéresser à ce qui s'y passe ? C'est que les persécutions et les cruelles et brutales violences dont ont été et sont encore victimes les Arméniens ont un. caractère si exorbitant, qu'elles exigent la protestation de toutes les nations civilisées. De temps en temps, elles ont remué la conscience - même des gouvernements réactionnaires et les ont obligés à porter leur attention sur la situation de ce peuple. En outre, la destinée et l'existence des Arméniens nous intéressent à différents égards, bien plus qu'il ne peut le paraître à beaucoup de nous à première vue.
Le peuple arménien se trouve au centre de cette grosse question qu'on appelle la. question d'Orient, question qui de nouveau, un jour, préoccupera gravement les peuples civilisés, troublera la paix des nations occidentales, jettera la discorde entre ces nations et pourra, de ce fait, retarder la marche de la civilisation.
En dehors de toute considération humanitaire, la destinée du peuple arménien doit nous occuper à d'autres points de vue. L'Europe, et avec l'Europe, le peuple allemand a un engagement direct à tenir envers le peuple arménien. Notre gouvernement allemand, de concert avec d'autres nations de l'Europe, en juillet 1878, au Congrès de Berlin, après la dernière guerre russo-turque, a pris des engagements déterminés au sujet du peuple arménien; et aujourd'hui les peuples sont responsables des actes de leurs gouvernements. Principalement quand il s'agit des revendications d'humanité et de justice et que les gouvernements ne remplissent pas les obligations qu'ils ont souscrites, c'est aux peuples à rappeler énergiquement ces gouvernements à l'acquittement de leur dette.
Les Arméniens, traqués, opprimés, écrasés, comptent uniquement sur le secours qui peut leur venir d'Europe, dans l'espoir et dans une attente impatiente, ils observent anxieusement les actes des grandes puissances, l'attitude des grandes nations qui, aux termes du traité de Berlin, sont obligées de leur venir en aide, de les protéger contre des violences qui n'ont d'autre but que de faire disparaître de la terre la nation arménienne.
Vous avez tous connaissance de la guerre russo-turque de 1877-78, elle se termina par la défaite de la Turquie, qui, après une énergique résistance fut vaincue, par la puissante Russie alliée à la Roumanie et à d'autres peuples slaves. En mars 1878, la Russie obligeait la Turquie à signer le traité de San Stefano. Ce traité instituait la Russie le défenseur mandaté des Arméniens, c'est-à-dire, si j'ose m'exprimer ainsi, le protecteur auquel la Turquie donnait le droit de veiller aux intérêts des populations chrétiennes résidant sur son territoire. Sur les intentions qui ont animé la Russie dans la revendication de ce droit de protection, on pouvait, et on peut avoir des soupçons bien fondés, bien plus, on peut tout d'abord soulever cette question de savoir, si la Russie particulièrement, a le droit de faire des reproches à d'autres nations, quand elle-même opprime celles qui lui sont soumises.
On peut le faire principalement aujourd'hui, quand nous voyons comment la Russie agit en Finlande et envers d'autres peuples avec lesquels elle a des traités inviolables; comment elle foule aux pieds ces traités; comment elle écrase ces nationalités, avec quelle violence elle veut les russifier, par les mêmes moyens qu'emploie la Turquie en Arménie-turque pour supprimer les nationalités. Mais ceci est une affaire qui ne nous intéresse pas aujourd'hui, car actuellement la question arménienne a pris un autre aspect. Pour le peuple arménien du moins, pour les peuples chrétiens de Turquie, la Russie s'est montrée plusieurs fois une puissance vraiment protectrice.
Quels motifs lui ont inspiré cette attitude? Cela est indifférent à ces peuples. Quand ils souffrent, les peuples ne recherchent pas pourquoi on leur vient en aide, ils ne demandent qu'à être sauvés. Eh bien, l'Europe en 1878, sur la proposition de l'homme d'État anglais Disraeli, s'opposa au traité de San Stefano; par le traité de Berlin elle releva la Russie de sa mission de veiller sur les Arméniens et prit ce devoir sur elle-même ; par là elle s'imposait de remplir doublement ce devoir. Le traité de Berlin a privé les Arméniens d'un protecteur sur lequel ils pouvaient du moins compter, dans une certaine mesure ; il lui a substitué le concert européen qui s'est montré très mauvais protecteur des Arméniens, bien plus mauvais protecteur que celui institué par le traité de San Stefano. Cela nous devons le reconnaître, quoique nous soyons, par ailleurs, des adversaires du gouvernement russe.
Eh bien, des gens ont nié totalement l'oppression des peuples chrétiens en Turquie, ils attribuent au peuple turc des qualités particulièrement bonnes, ils jugent les persécutions sans gravité et croient que des agents russes seuls provoquent dans les provinces des troubles qui obligent le gouvernement à sévir. Mais c'est une conclusion erronée. Il n'est pas douteux que la Russie entretienne des agents en Turquie. Depuis longtemps, elle aspire à la conquête de Constantinople qui la rendrait maîtresse de la mer Noire et de la Méditerranée. Nous ne pouvons nous tromper sur ce point. Mais nous ne devons pas regarder seulement du côté de la Russie et détacher notre attention des actes de la Turquie. Les organisateurs de cette réunion et moi-même nous n'avons aucun préjugé contre le peuple turc en tant que nation; au contraire, nous avons les mêmes sentiments pour le peuple turc et pour le peuple arménien. Quand donc, nous parlons de la Turquie, il ne s'agit pas du peuple turc, mais des- fonctionnaires turcs, .du gouvernement turc et de tout le système de gouvernement de la Turquie.
Celui qui regarde ce système de très près et suit sa marche, principalement dans ce dernier siècle, acquiert la conviction qu'il est totalement corrompu, incapable et néfaste à tous les peuples de la Turquie sans distinction. Le régime de la Turquie ne permet pas aux peuples de poursuivre leur développement; aussi voyons-nous des provinces qui auraient pu être des paradis, comme quelques districts arméniens, demeurer en arrière de la civilisation - ou être complètement désolées. Je suis le dernier à nier que le peuple turc n'ait pas de grandes qualités et ne les ait montrées souvent, mais ne jugeons pas les choses à la surface,
Quelles sont ces grandes qualités du peuple turc? Surtout des qualités de peuple conquérant : une certaine noblesse et un grand sentiment de fierté, mais si nous regardons de plus près, si nous recherchons dans quelles conditions ces qualités se sont développées, nous constatons que c'est aux dépens des nations soumises sur lesquelles la conquête turque a pesé et pèse encore comme un joug de fer.
On a beaucoup parlé de la tolérance de la Turquie à l'égard des autres religions. On a donné comme preuve que les peuples chrétiens vivant depuis plusieurs siècles sous la domination turque existent encore actuellement et ont conservé leur religion. Ce fait en-lui-même est juste. Sous la domination turque, les peuples des Balkans ont conservé leur nationalité. Ceci est vrai aussi pour beaucoup de peuples de l'Asie Mineure.
La cause en est que, d'une part, les Turcs comme peuples vainqueurs mais non civilisés, étaient incapables d'assimiler, au vrai sens du mot, les peuples vaincus et, qu'en outre, le gouvernement du sultan repose en grande partie sur le principe de soumettre les peuples étrangers à une plus grande exploitation que les populations d'origine turque.
Le régime de la Turquie a été jusqu'à ce jour surtout une sorte de gouvernement militaire. La race turque est encore aujourd'hui la minorité de la population de la Turquie; elle a dû être entretenue en grande partie par des ressources d'État. La charge en est retombée sur les autres peuples, on pouvait d'autant mieux le faire que ces peuples n'étaient pas des coreligionnaires, car en principe, jusqu'au milieu du XIXe siècle, l'infidèle n'a pas eu en Turquie les mêmes droits que les Turcs mahométans. L'infidèle était jugé de moindre valeur comme membre de l'Etat, il ne devait pas porter les armes, il devait payer des impôts plus forts que la population turque mahométane. Le gouvernement turc était dans la nécessité d'imposer lourdement ces populations. Cette nécessité s'accroissait dès la fin du XVIIIe siècle, alors qu'à ce moment diminuait sa puissance et aussi grandissait l'opposition entre son système gouvernemental et le développement de la civilisation du reste de l'Europe; où naissaient des systèmes économiques plus élevés auxquels les Turcs étaient alors incapables de s'accoutumer. Dans de telles conditions, le joug turc devenait sans cesse plus pesant pour les populations qui lui étaient soumises.
Un deuxième fait doit être pris en considération. La religion du peuple turc est le mahométisme. Souvent en Europe nous avons de grandes idées de la religion mahométane. Des antagonismes relevés dans l'histoire du Christianisme, on a conclu que le Mahométisme a des préceptes meilleurs et- qu'il est en tous points supérieur au Christianisme. C'est une erreur. Je ne veux pas m'étendre ici sur-la philosophie des religions, je ne veux pas m'occuper des questions de dogme et de théologie, mais ce qui va suivre doit être pris en considération.
Quand on dit que.la religion mahométane est favorable à la civilisation, on a surtout en vue la période de civilisation de l'islamisme chez les Arabes à la fin du moyen-âge. A cette époque, incontestablement, les Arabes mahométans ont produit des choses remarquables, mais ce n'a été qu'une période très courte dans l'histoire du monde, alors que le mahométisme était encore dans sa première fleur l'héritier direct de la civilisation égyptienne des Ptolémée. Le mahométisme a sans doute des préceptes excellents : si vous lisez le Koran, vous y trouverez des passages délicieux comme dans la religion chrétienne. Je pense même qu'un peuple de civilisation moderne qui adopterait le mahométisme pourrait faire avec cette religion les mêmes progrès qu'avec le christianisme. Les religions n'ont pas cette influence omnipotente qu'on leur attribue souvent, bien que toutefois, suivant les circonstances, elles puissent favoriser ou retarder la marche de la civilisation.
Longtemps le mahométisme n'a pas été un obstacle à la civilisation, mais dans la suite.il s'est montré l'adversaire du progrès, précisément dans les pays de la Turquie. Le mahométisme a pris naissance en Arabie, il est la religion d'un peuple nomade qui s'occupe principalement de l'élevage des bestiaux, chez lequel le commerce est encore assez irrégulier, comme il arrive encore en Orient et généralement en Afrique. Le mahométisme s'accommode très bien à la manière de vivre de ce peuple.
Combien peu le dogme religieux a d'influence prépondérante sur la civilisation, c'est ce que prouve le fait suivant que nous allons examiner : Un dogme principal, un des principaux articles de foi du mahométisme, est le dogme de la prédestination, c'est-à-dire l'opinion que le sort des hommes est déterminé à l'avance et que personne ne peut se soustraire à la destinée. Si je dois vivre ou mourir et comment, c'est, d'après cette doctrine, une chose absolument décidée à l'avance et à laquelle je ne puis me soustraire.
Cette croyance en une destinée inévitable, en le Kismet, est le fondement de la religion mahométane. Nous trouvons un dogme semblable dans une autre religion qui a été et est encore très répandue : le calvinisme.
Le calviniste croit aussi que rien n'est le propre mérite de l'homme, que tout ce qu'il fait ou ne fait pas est déterminé à l'avance, de telle sorte que si l'homme embrasse la religion calviniste, c'est un effet de la grâce de Dieu. De par la volonté de Dieu, l'homme devait adopter cette religion, sa conversion n'est, en aucune manière, le fait de son propre mérite. Mais un fait vaut maintenant d'être remarqué. Qui donc en Europe a adopté le calvinisme? Les Français huguenots, les Suisses réformés, les Hollandais, les Écossais et une grande partie des Anglais. C'étaient toutes des populations ou des nationalités très fortes, alors à la tête de la civilisation, qui se sont développées très vigoureusement et ont pendant des siècles encore représenté très énergiquement le mouvement moderne; en Orient, au contraire, la même idée à peu près a eu pour conséquence un fatalisme énervant. Si nous faisons abstraction de ce fait que l'idée du Kismet avec sa conception très matérialiste d'un autre monde, a dans certaines circonstances, poussé le guerrier à regarder la mort en face dans la bataille, on peut dire qu'elle a endormi l'esprit du peuple turc au plus haut point. Au contraire, le calvinisme a agi dans un sens directement révolutionnaire, car la Réforme a été conquise, principalement par les calvinistes qui plus tard ont livré de grands combats pour la liberté politique. En Europe dominent des conditions de civilisation tout à fait différentes de celles de la Turquie, et principalement des conditions économiques différentes; c'est pourquoi la même idée a agi dans des directions opposées.
Aujourd'hui encore en Turquie, le mahométisme avec ses principes et ses dogmes n'est pas un facteur essentiel de la civilisation.
Mais ceci n'a d'intérêt que pour le peuple turc. Nous ne sommes pas une assemblée de missionnaires, c'est au peuple turc de s'occuper et de s'éclairer sur la question de ces dogmes. Maintenant il existe un autre fait, c'est qu'en Turquie, en vertu des principes du mahométisme, on ne doit pas chasser les infidèles, mais ils ne doivent pas jouir des mêmes droits que les coreligionnaires.
La Turquie est d'après sa constitution une autocratie, le gouvernement est au moins aussi absolu qu'en Russie, c'est une autocratie dont le chef est à la fois empereur et turc. Le Sultan est en même temps le chef de l’État en matière politique comme en matière religieuse, il est théoriquement le maître absolu de tous les fidèles. Tout l'esprit de la politique turque repose sur ce principe, et c'est de là que vient en grande partie la résistance opiniâtre du Sultan et de ses satrapes civils et religieux à toute politique de Turquie.
C'est de ce point de vue que nous devons regarder la situation en Turquie. Mais en raison de nos préjugés contre la religion chrétienne ou par haine des prêtres réactionnaires chrétiens, nous devons nous garder d'accorder toute notre sympathie au mahométisme et à sa représentation politique, la Turquie officielle. La Turquie comme État se trouve depuis le XVIIIe siècle dans une décadence continuelle et croissante. Toujours en lutte avec ses propres janissaires fréquemment en révolte, de plus en plus menacée par la Russie, elle a été forcée d'augmenter son oppression économique sur les populations qui lui étaient soumises, pression qui devait naturellement amener des résistances. Ce furent les grecs qui les premiers, dans le cours du XIX° siècle, engagèrent, le plus vivement la lutte contre la Turquie. Quel fut le résultat de ce mouvement de libération ?
Si vous examinez cette question vous trouverez la réponse dans ce fait qu'en Turquie, les chefs d'Etat sont toujours prêts quand un peuple veut tenter une attaque sérieuse contre le gouvernement. S'il arrive que du sein d'une population, surgisse quelque important mouvement de liberté, aussitôt, pour intimider les rebelles, on fait une grande saignée par des massacres en masse, les chefs turcs lancent leurs troupes régulières ou irrégulières contre les « chiens d'infidèles» en majorité sans armes, et excitent le fanatisme des masses superstitieuses. C'est ainsi que cela eut lieu en 1822 au massacre de Chios où, sous la direction du grand amiral turc, pas moins de 2,000 grecs sans armes furent égorgés avec la plus grande cruauté (Réprobation de l'Assemblée). Ce massacre accompagné d'atrocités inouïes provoqua des cris d'horreur dans tonte l'Europe. On s'enthousiasma pour les grecs qui, après de rudes combats, parvinrent à se délivrer du joug de la Turquie. Si je parle ici sans ménagement de la Turquie, je le répète de nouveau, mes paroles ne s'adressent pas au peuple turc tout entier, même je n'oublie pas qu'il y a eu de tout temps dans ce pays des hommes d'Etat très clairvoyants, ayant voulu de sérieuses réformes, des hommes de bonne volonté qui ont tenté d'améliorer la situation matérielle et morale des peuples soumis à la Turquie.
Il s'est trouvé quelques gouverneurs ou sultans éclairés qui ont pris d'excellents arrêtés, en 1839, Abd-ul-Medschid, par exemple, dont le ministre Reschid-Pascha, publia le fameux Hottischérif de Gülhone, qui devait établir l'égalité religieuse dans toute la Turquie. En Europe, nous sommes tous partisans de l'égalité des religions, nous sommes tous persuadés que personne ne doit être inquiété par l’État pour ses opinions religieuses. Mais en Orient, la protection religieuse a un point de vue différent, qui aurait donné à cet Hottischérif une très grande importance. Dans ces pays, en effet, très souvent la religion embrasse avec elle la nationalité spécifique ; elle est le lien qui maintient la nationalité des peuples dispersés, soumis au joug de la Turquie; pour cette raison elle a pour eux plus d'intérêt qu'elle n'en a eu autrefois pour les peuples d'Europe; elle n'est pas seulement une croyance en l'au-delà, elle a plus que la valeur d'un catéchisme, elle est surtout un puissant moyen de conserver intact le caractère de la nationalité.
C'est sous ce rapport que nous devons envisager les questions de religion en Orient, elles doivent être considérées sous un aspect tout différent de chez nous. A la fin du moyen âge, dans les grands combats de l'époque de la Réforme, la religion a joué le même rôle qu'en Europe ; souvent la Réforme religieuse fût liée au mouvement pour les libertés politiques et nationales. Fréquemment, surtout dans les pays qui acceptaient le calvinisme, les réformes religieuses furent en même temps des réformes politiques. Nulle part ailleurs les peuples n'avaient un vif sentiment républicain comme dans les pays calvinistes. La grande révolution anglaise de 1612-1649, qui servit plus tard d'exemple à la grande révolution française, fut faite et gagnée par l'esprit calviniste. Le calvinisme s'enthousiasmait alors pour l'Ancien Testament qui a des tendances républicaines et dont les premiers prophètes luttèrent pour les opinions républicaines. De l'Ancien Testament les calvinistes extrayaient leur idéal politique et le soutenaient contre les gouvernements absolus. Certaines sectes religieuses dans ces pays jouent encore un rôle semblable.
Quelques sultans tentèrent d'établir l'égalité religieuse en Turquie. Mais ils se heurtèrent d'une part au fanatisme de leur propre peuple et, en outre, au mauvais vouloir des classes dominantes : le clergé organisé et les castes puissantes des fonctionnaires civils et militaires. Contre ces oppositions se sont brisées toutes les bonnes intentions des meilleurs hommes d’État de la Turquie. Quand ils ont tenté des réformes, ils ont rencontré la résistance du clergé organisé, qu'enflammait le fanatisme des foules inconscientes, celle des pachas et de leurs sujets qui faisaient en sorte que ces réformes ne soient pas appliquées, ou qu'elles le soient en sens contraire. C'est ce qui arriva en 1860, en Syrie, pour la petite secte chrétienne, très vigoureuse, des Maronites; elle tenta de s'opposer à la pression qui l'écrasait; la réponse fut un massacre dans le Liban dont 6 000 chrétiens furent les victimes, et cela malgré un édiit (le Halti-Humayum) qui devait confirmer et étendre l'égalité religieuse.
Naturellement l'Europe intervint et particulièrement la France, qui se prétendait la protectrice autorisée des Maronites; mais les morts ne se relevèrent pas et le système continua comme auparavant. En présence de besoins d'argent sans cesse croissants, la Turquie fit peser plus lourdement son joug sur les peuples des Balkans, qui sont d'une civilisation plus avancée que les peuples turcs de l'Asie Mineure. Aussi, dès 1870, les Serbes et ensuite les Bulgares, commencèrent à s'agiter. Les Serbes, qui après la guerre de Crimée avaient obtenu une indépendance plus grande, voulaient se détacher complètement de la Turquie. Les Bulgares demandaient le droit d'avoir un gouvernement national particulier, — à la rigueur, sous la suprématie de la Turquie. Je ne veux pas nier que des excès n'aient été commis par ces peuples; irrités par leurs souffrances, ils ont souvent maltraité les Mahométans vivant parmi eux; quel que soit le lieu où de tels faits se produisent, nous devons les désapprouver énergiquement. Quand nous constatons qu'en Crète, aujourd'hui, on maltraite des Mahométans, nous devons intervenir pour leur protection, comme nous l'avons fait autrefois en faveur des Crétois.
Mais les violences des Bulgares furent insignifiantes à côté des représailles dont use la Turquie, suivant sa coutume habituelle. En 1876, de grands massacres furent exécutés en Bulgarie avec l'aide des irréguliers turcs (les Baschi-Bouzouks) ; pas moins de 12 à 15,000 Bulgares furent tués, le plus souvent avec d'horribles cruautés que l'on ne peut se représenter. Survient la guerre russo-turque; la Turquie fut vaincue et les Bulgares entrevirent la possibilité d'une libération définitive. C'est alors qu'intervint l'Europe, sur l'inspiration du gouvernement anglais : un Congrès fût réuni à Berlin, qui devait régler la situation de la Turquie au point de vue européen. Cette intervention de l'Europe, non seulement ne fut pas utile aux Arméniens, mais encore leur fût préjudiciable, c'est une opinion admise aujourd'hui.
La manière dont l'Europe régla les questions ne fût pas non plus avantageuse pour les Slaves. d'Europe et pour les peuples des Balkans. Elle a, comme l'histoire l'a montré, apporté à leur développement beaucoup plus d'entraves que ne l'eût fait le traité de San Stefano. Le Congrès de Berlin a réglé la question Bulgare de la manière la plus ridicule du monde. Une partie de la Bulgarie obtenait une certaine autonomie nationale sous le protectorat de la Turquie, une autre devenait province turque quasi autonome, des districts entiers devaient renoncer à toute liberté d'administration. Ces populations, divisées politiquement, habitent géographiquement, côte à côte. Il est donc tout à fait naturel que ces populations de même race cherchent toujours à se réunir politiquement.
Le concert européen a montré son incapacité politique en ne donnant aux questions en suspens que des demi-solutions, ce qui est très souvent plus mauvais qu'une complète abstention ; aussi avons-nous vu des troubles éclater dans les Balkans, peu de temps après. Encore aujourd'hui règne cet état d'incertitude : le calme ne peut revenir dans les Balkans. Le traité de Berlin n'a même pas servi les intérêts de la Turquie.
De la nécessité où elle s'est trouvée d'entretenir partout des soldats sont résultées des charges énormes qui écrasent financièrement ce pays déjà presque totalement ruiné.
Bien n'est résolu, personne n'est content, de nouveaux foyers d'incendie sont préparés, voilà le merveilleux résultat du Congrès de Berlin. En ce qui concerne spécialement les Arméniens, le traité en les plaçant sous la protection de toutes les puissances a donné lieu de vérifier encore ce proverbe: « Trop de cuisiniers gâtent la sauce ». Ils devaient payer cher le chef-d'œuvre diplomatique de 1878 : grâce à lui, ils courent le risque d'être entièrement massacrés.
Nous allons maintenant nous occuper de la situation des Arméniens turcs.
Les Arméniens sont relativement disséminés dans toute la Turquie ; mais le plus grand nombre habite dans la région qui, autrefois, formait la vieille Arménie.
De l'Arménie d'autrefois une partie appartient aujourd'hui à la Russie, une autre à la Perse, et la plus grande à la Turquie. Quel est le chiffre de la population arménienne en Turquie : c'est une question très discutée. Il serait, d'après la statistique turque officielle, de 7 à 800,000 en Asie Mineure, mais cette statistique est basée sur des signes très antérieurs, le plus souvent sur le nombre des maisons : prenant le chiffre moyen d'habitants qui correspond aux conditions de la vie turque.
Il faut tenir compte qu'une grande partie du peuple arménien vit encore dans des conditions très primitives qui rappellent les institutions gentiles, et que trois ou quatre générations d'une famille habitent sous le même toit, la vérité est alors que la moyenne des habitants par maison n'est pas de sept ou huit personnes comme chez les Turcs d'Europe mais bien double, et triple (1).
D'après les calculs sérieux de personnes autorisées il y a lieu de croire qu'il y avait en Arménie turque, avant les massacres, plus de deux millions d'Arméniens. Voyons comment vivent ces gens? Dans les villes, dont quelques-unes ont jusqu'à 60,000 habitants-, les conditions d'existence sont celles des villes européennes d'il y a un siècle avec certaines particularités qui sont le résultat des différences climatériques.
La grande masse de la population vit dans les campagnes suivant des modes assez primitifs; plus des 80 % du peuple arménien sont des petits paysans ou des artisans.
On peut donc réfuter les légendes répandues sur la situation sociale et les moyens d'existence du peuple arménien-, ils sont dit-on seulement de gros commerçants, des ouvriers et quoi encore, Dieu seul le sait.
Il est exact que parmi les Arméniens n'habitant pas l'Arménie, mais d'autres parties de la Turquie, on trouve un grand nombre de commerçants, quelquefois même des commerçants très roublards comme il en est chez les Grecs et dans d'autres nations.
Semblable fait se présente presque chez toutes les nations d'une grande vivacité d'esprit et qui, politiquement, dans un état, sont des citoyens d'une deuxième classe.
Nous en avons un exemple classique chez une secte religieuse qui, à son origine, avait un sentiment éthique et presque socialiste ; chez les Quakers, en Angleterre. Les Quakers ne prêtaient pas serment et, pour cette raison, ne pouvaient exercer aucune fonction d’État en Angleterre : aussi leurs principes leur interdisaient-ils d'en accepter.
Leur religion très sévère leur défendait d'être soldat, ils ne pouvaient étudier dans les Universités anglaises où jusqu'au milieu du XIVe siècle on admettait seulement ceux qui appartenaient à la religion d'État ; hors d'elle on ne pouvait prétendre ni aux professions, ni aux fonctions d'État, ni à l'État militaire.
Que leur restait-il ? Ceux qui avaient l'esprit développé devenaient commerçants et souvent meilleurs commerçants que le reste du peuple. C'est ainsi que les Quakers qui à l'origine étaient une secte prolétaire, forment aujourd'hui une société très riche.
Pareil fait a été fréquent en Orient. Des éléments de peuple à l'esprit très actif mais soumis à l'oppression, devaient agir de quelque manière, naturellement le commerce tomba entre leurs mains.
Mais, comme la plus simple réflexion doit le faire pense rà toute personne de bon sens, commerçants, banquiers, etc., ne sont qu'une classe supérieure très petite parmi les Arméniens. La grande masse du peuple est composée de, paysans et ce sont eux qui, en Arménie turque, sont le plus durement opprimés; ils sont poursuivis, exploités d'une manière odieuse et c'est à eux que nous devons enfin venir en aide.
Je le répète, les statuts publiés par la Turquie sous la pression de l'intervention de l'Europe, devaient accorder des droits égaux à ceux des autres citoyens, mais les autres fonctionnaires turcs se sont employés à entraver la mise en vigueur de ces prescriptions, ou les ont exécutées directement en sens contraire ; d'après les lois constitutionnelles, les Arméniens doivent être sur le pied d'égalité avec les Mahométans, en réalité, ils ne le sont pas.
- Ils son t tout d'abord écrasés par le système d'impôt de la Turquie qui pèse sur eux d'un poids que l'on peut à peine s'imaginer. Laissez-moi vous donner un aperçu des impôts que doit payer le paysan arménien en Arménie turque.
Il y a deux sortes d'impôts : les impôts légaux et les impôts arbitraires. Ne croyez pas que les impôts légaux aient des limites déterminées, ils sont extensibles à volonté, élastiques dans la plus mauvaise acception du mot.
Le paysan arménien, non mahométan, est soumis en premier lieu au Badaliah, sorte de capitation - due par les infidèles parce qu'ils ne sont pas militaires.
Un tel impôt peut paraître juste bien que l'exemption du service militaire implique une diminution politique et range dans une classe inférieure ceux qui sont l'objet de cette mesure. Le Badaliah est établi de telle sorte qu'il doit être acquitté déjà pour les nouveau-nés. Comme autre compensation de leur service militaire, les paysans sont en outre très souvent employés à des travaux de route et à des corvées; et encore ils sont de plus redevables d'un impôt personnel.
Un deuxième est l'impôt de famille, appelé Salian, établi suivant les villes et les villages ; la répartition en est faite par les Conseils de ces villes ou villages arméniens. On fait en sorte que les familles riches payent pour les pauvres; on crée ainsi entre tous une très forte solidarité. Quand l'impôt, dont la quotité est déterminée par les besoins de l’État et des fonctionnaires dépasse certaines limites, le développement de tout le village s'arrête.
Viennent ensuite l'impôt sur les bâtiments et l’impôt foncier — Arasin. — Ce dernier basé, non pas sur la valeur des fonds, mais sur la superficie, puis l'impôt sur le bétail, établi de telle manière que par exemple pour la brebis qui a une valeur relativement petite on doit payer annuellement 5 piastres, c'est-à-dire environ 1 fr 25.
A suivre
La suite de cette conférence s'étend sur plusieurs numéros disponibles sur Gallica.