Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"L'armée a besoin du parti social-démocrate pour rétablir son autorité perdue." Extrait de l'ouvrage de Théodor Plievier, L'Empereur partit, les généraux restèrent.

… Friedrich Ebert est resté seul dans le bureau du chancelier. Il a pris congé de ses amis. Il est assis en arrière dans ce même fauteuil qu’il n’a pas quitté depuis des heures, le col en sueur et le gilet déboutonné. Il a failli ne pas supporter le rythme de cette journée. Le matin, il défendait la monarchie, à dix heures, il tentait de contrecarrer le mouvement de grève, à midi, il ne lui restait que la perspective d’une Constituante, et le soir, il en était presque au point de remettre le pouvoir aux conseils des ouvriers et des soldats. Il a tout préparé pour le lendemain et ne doute pas qu’un Cabinet de représentants du peuple, composé de social-démocrates et d’Indépendants, sera formé. Et un tel Cabinet pourra être transformé en un instrument qui prendra progressivement l’ascendant sur les conseils. Ce que Noske a réussi à Kiel doit également être appliqué à Berlin, et dans tout l’Empire. En fin de compte, c’est une question de puissance militaire. L’armée, qui soutenait l’ancien gouvernement, est en train de s’effondrer. Les soldats vont se disperser dans toutes les directions, mais que feront les officiers ? L’idée de la trahison est de retour.

 

Ebert ne ressent pas la moindre exaltation et n’a pas la moindre inclination pour l’exubérance. Ce 9 novembre qui vient de passer, auquel aspiraient des générations de socialistes et pour lequel ils ont souffert, n’a pas fait couler son sang plus vite, et ne l’a guère fatigué plus que de raison. Qu’est-ce que la trahison ? Une question futile sans véritable fondement politique, bonne pour ceux qui hurlent et les idéalistes. Et qu’est-ce que le socialisme ? Une certaine idée de l’émancipation humaine, comme il y en a d’autres. La politique n’est pas une affaire d’idées, c’est plutôt une question de forces à organiser dans la perspectives de certaines idées. Et il ne s’agit pas de socialisme, mais du parti social-démocrate. Ce grand instrument sera laminé dès lors que les conseils des ouvriers et des soldats arriveront au pouvoir, s’il ne s’entend pas à mettre en place une force armée derrière sa politique. Peut-il appeler à l’aide les officiers de l’ancienne armée impériale ? Telle est la question.

 

Ebert se lève de son fauteuil, se dirige vers la porte, ouvre et écoute un moment dans le couloir, puis la referme et la verrouille derrière lui. Il retourne à son siège, s’y enfonce lourdement et fixe le téléphone devant lui. Lorsqu’il décroche le récepteur, il entend une standardiste qui se présente ; mais s’il appuie auparavant sur un bouton, il est relié par un fil secret au Haut commandement de l’armée à Spa et peut parler au quartier-maître général sans être écouté.

 

S’il ne s’agissait que de renoncer à l’un des principes du socialisme – beaucoup d’entre eux ont dû être sacrifiés aux nécessités d’une politique pragmatique de l’Etat, et pas seulement avec son consentement, mais avec celui de tous les camarades raisonnables. Mais voilà le problème : de telles mesures ont toujours été sanctionnées par une décision majoritaire.

Et le voilà seul !

 

Friedrich Ebert qui oppose  la démocratie bourgeoise à la volonté de la classe ouvrière d’exercer le monopole du pouvoir et qui place le sort de la population entre les mains d’une future Constituante influençable par tous les moyens de la propagande capitaliste, qui, en tant que responsable du parti, rejette toute action arbitraire de ses camarades et s’oppose à tout permanent, qui, sans le demander, s’achète, par exemple pour son bureau un rideau de 12,50 marks ou qui traîne devant la direction du parti celui qui, sans respecter la ligne de conduite prescrite, agit de manière indépendante, même dans les plus petits détails – Ebert, dont le sang s’est figé il y a une demi-journée, parce que Scheidemann avait proclamé la République sans décision préalable du parti, Ebert est ici confronté, seul, à la question la plus cruciale à laquelle son parti ait jamais eu à répondre.

 

Ebert a jusqu’ici satisfait laborieusement à toutes les méticuleuses exigences du parti ; dans de grandes occasions, il s’est parfois affranchi de toute discipline, mais jamais sans hésiter. Il est assis devant le téléphone, devant un mur de scrupules et des pensées qui le tyrannisent. D’un côté un coup d’Etat militaire victorieux, la restauration de l’Empire, les tribunaux de guerre pour les ouvriers rebelles ; de l’autre côté, tout pouvoir aux conseils des ouvriers et des soldats, la création de la République  allemande des conseils, le renversement du système capitaliste. Ebert ne peut se décider ni pour l’un ni pour l’autre et cherche une voie intermédiaire pour son parti.

 

Il tend la main vers le combiné, mais sans le saisir. Attendre est la tactique qui l’a amené jusqu’ici, après un si long parcours – il se replonge encore une fois dans ses réflexions.

 

Dans l’hémicycle, Barth lance le mot d’ordre pour la journée qui vient : « Demain, le 10 novembre, à 10 heures, tous les travailleurs de toutes les usines de Berlin éliront un délégué pour 1000 hommes. De même, tous les soldats éliront un représentant pour chaque formation. Ils se réuniront à 17 heures au cirque Busch, où le gouvernement provisoire sera formé … » Dans la salle où est réunie la fraction des indépendants, Liebknecht poussé dans ses retranchements par Dittmann, Cohn, Haase et les délégués des soldats, est sur le point de rejoindre le Cabinet des Représentants du peuple, composé à parité, et ne demande plus qu’une seule chose : « Les conseils des ouvriers et des soldats doivent détenir le pouvoir législatif et exécutif, la coalition ne doit durer que trois jours, et les représentants du peuple doivent être confirmés par l’Assemblée générale des conseils des ouvriers et des soldats … » Une heure plus tard, Liebknecht se rétracte à nouveau.

 

La première séance du conseil des ouvriers et des soldats se termine par un « Vive l’Allemagne des conseils ».

A la Porte de Brandeburg, on chante l’Internationale.

Devant la gare de la rue Friedrich, une femme inconnue, s’effondre inconsciente.

 

Dans la chancellerie impériale, un téléphone sonne.

Le président du parti social-démocrate décroche le récepteur :

  • Ici Ebert.
  • Ici Groener.

 

Le quarter-maître général Groener a consulté son état-major et en a référé au maréchal von Hindenburg. L’armée a besoin du parti social-démocrate pour rétablir son autorité perdue. En contrepartie, les généraux offrent au nouveau gouvernement la protection de leurs baïonnettes et de leurs canons …

 

Le chancelier impérial Ebert écoute attentivement les propositions du quartier-maître général Groener et demande en retour :

  • Quelle sera votre attitude en qui concerne les conseils d’ouvriers et de soldats ?
  • Les officiers sont chargés de s’arranger à l’amiable avec eux.
  • Et qu’attendez-vous de nous ?
  • Monsieur le maréchal attend du gouvernement impérial qu’il soutienne le corps des officiers, notamment en ce qui concerne le maintien de la discipline au sein de l’armée. Il espère que le ravitaillement de la troupe sera assuré par tous les moyens et que toute perturbation du trafic ferroviaire sera évitée.
  • Quoi d’autre ?
  • Le corps des officiers attend du gouvernement impérial qu’il combatte le bolchévisme, et se met à sa disposition à cette fin.

 

Ebert hésite avant de répondre. Il regarde la porte, tapissée d’un épais capitonnage ; il se tourne vers la fenêtre et tend l’oreille vers l’extérieur, où il distingue les cris des travailleurs qui défilent.

 

Puis d’une voix ferme, il répond :

- Veuillez transmettre les remerciements du gouvernement à monsieur le maréchal.

 

"L'armée a besoin du parti social-démocrate pour rétablir son autorité perdue." Extrait de l'ouvrage de Théodor Plievier, L'Empereur partit, les généraux restèrent.

L’empereur partit, les généraux restèrent, Theodor Plievier. Editions Plein Chant., P 335 – 339.

4ème de couverture, extraits :

"L’action de ce « roman-documentaire- s’étend du 16 octobre au soir du 9 novembre 1918, c’est-à-dire de l’effondrement du front à la proclamation de la 1ère République allemande. Le récit commence dans la boue d’une tranchée, s’attache à la révolte des matelots de la marine impériale, il s’achève sur le pacte scellé entre le social-démocrate Ebert et le chef de l’armée, Groener. … "

"Mais en refermant les pages de son ouvrage, il ne restera plus qu’à méditer les mots de Plievier lui-même : « Ceci n’est pas un roman, mais un document !"