La revanche à venir
Sozialistische Korespondenz, 20 janvier 1914. N° 9
Gesammelte Werke, Tome 3, P 376 à 379
Traduction Dominique Villaeys-Poirré – juin 2018 (en cours)
Le 20 janvier 1914, Rosa Luxemburg analyse avec force les causes et les conséquences de la non observation par le pouvoir impérial du résultat de la motion de censure, déposée après les événements de Saverne. L’article paraît dans la « Sozialistische Korrespondenz », revue créée après que les journaux habituels dans lesquels elle publiait, se soient fermés pour elle. Ces articles sont d’autant plus intéressants qu’elle peut écrire librement, sans contrainte. Ils reflètent au mieux sa pensée. Comme dans la chronique « ego » au début de sa vie politique en Allemagne en 1898, on trouve là à partir d’événements du quotidien, des analyses qui le transcendent.
Elle commence par une analyse de la situation révélée par ces événements :
« L’histoire a toujours été, en politique, le plus grand des professeurs. L’histoire contemporaine, cependant, nous offre une leçon plus claire que jamais.
Cette décision du pouvoir s’inscrit dans une longue série d’attaques contre les droits en Allemagne même et dans le cadre de la politique mondiale. Qu’ont montré les événements de ces derniers jours ? Qu’ont montré les militaires qui ont pu piétiner la population civile, les tribunaux militaires qui se moquent du chancelier, le chancelier qui écarte d’un geste la motion de censure de la représentation du peuple, enfin le régime personnel qui fait un pied de nez à tout le pays, quand la dictature décore la soldatesque ? Ils ont montré en l’espace de peu de jours, que la loi et le droit ne sont plus en Allemagne que du vent.
Mais les événements de Saverne n’ont pas créé cet état de fait. Ils n’ont fait que dévoiler et braquer la lumière sur ce qu’était devenue la situation sans ces faits et avant eux. La domination sans fard et sans gêne de la réaction militaro-absolutiste, son attitude provocatrice sans précédent ne sont que le revers d’un autre phénomène. Ils signifient l’élimination totale du libéralisme de la vie publique en Allemagne, le renoncement définitif de l’opposition bourgeoise. Après que les défenseurs du progrès libéral ont échoué à de multiples reprises en tant que porteur du progrès, la bourgeoisie allemande a pris congé maintenant aussi de son rôle de garant de ce dérisoire État constitutionnel, du constitutionnalisme allemand … ."
Rosa Luxemburg analyse ensuite le recours à un texte de 1820, une lettre patente qui indique qu’en cas de carence des autorités civiles, l’armée est habilitée à maintenir l’ordre. Le recours au texte de 1820 est pour elle hautement symbolique.
"L’esprit d’avant 48 règne maintenant en Allemagne et le parlement allemand, dans son rôle politique et sa fonction historique, se rapproche de plus en plus de la Douma russe. La dialectique historique sait de nouveau fondre les contradictions brutales du bric à brac formel du libéralisme : l'absolutisme et le parlementarisme, en une synthèse originale, faisant du parlementarisme la fragile feuille de vigne de l’absolutisme militaire.
Le parlementarisme bourgeois n’est en effet une force politique réelle que quand il existe entre l’aristocratie féodale et la bourgeoise de véritables contradictions de classe. Quand au contraire les conditions du développement historique conduisent à fondre ensemble la bourgeoisie capitaliste et les Junkers féodaux du fait d’intérêts de classe supérieurs, disparaît alors le fondement politique du parlementarisme. Et le moment où cet état de décomposition apparaît au grand jour n’est que l’effet de circonstances particulières. »
Elle décrit les étapes successives de cet affaiblissement du parlementarisme
1877 : la loi sur les tarifs douaniers
Les lois antisocialistes
1899 : le soutien du Zentrum à la grande loi sur la marine
1902 : Les tarifs de la faim
1913 : le budget impérialiste
« Chaque année, chaque grand projet de loi, chaque nouveau pillage contre le peuple a conduit depuis les années 70 les Nationaux-libéraux, le Zentrum, le Freisinnige Partei dans le camp de la réaction … .
Et aujourd’hui nos braves héros libéraux s’étonnent, se frottent les yeux quand l’absolutisme et les Junker leur assènent une gifle retentissante ! Ils pensaient pouvoir ensemble paisiblement et diversement exploiter le prolétariat en gérant avec les Junkers l’Etat constitutionnel et ils n’ont pas vu les Junkers et l’absolutisme grignoter l’Etat constitutionnel de l’intérieur. Ces petits anges, inconscients du danger, n’ont pas compris qu’un parlement bourgeois sans opposition bourgeoise est un non sens, qu’une représentation bourgeoise qui vote à l’unanimité, constamment, le budget et approuve docilement tous les projets proposés par du gouvernement, n’est qu’un théâtre de marionnettes politique, qu’un État constitutionnel sans combat de classe bourgeois est un coquille vide, qui peut être piétinée pour passer le temps par n’importe quelles bottes de la soldatesque.
Ce qui apparaît au grand jour avec les événements qui se sont passés à et autour de Saverne, c’est le résultat de l’évolution logique d’un demi-siècle de production capitaliste en Allemagne. La réaction absolutiste et des Junkers ne tient plus compte de l’opposition bourgeoise. Mais elle ne tient pas compte encore de l’opposition prolétarienne. L’inefficacité d’une opposition seulement parlementaire est apparue définitivement. Mais la réaction n’a pas encore vécu l’efficacité de la résistance des masses. C’est ce qui donne son caractère particulier à la situation en Allemagne et à son intolérable pression. C’est ce qui explique la vanité et l’attitude provocatrice de la réaction.
Et de fait, aujourd’hui, tout ou presque est en jeu : après la sécurité publique et les droits individuels mis en état de siège, la paix internationale menacée par l’aventurisme et les gesticulations de la soldatesque dominante, le droit d’association contre lequel se prépare un attentat, bientôt ce sera le tour du suffrage universel. Après l’épreuve de force de Saverne, la vieille garde des ennemis du suffrage universel au Reichstag n’a plus besoin de se gêner.
Mais cette élimination définitive de l’opposition bourgeoise a pour seule conséquence que l’affrontement entre la réaction et la masse des travailleurs devient de plus en plus proche et implacable. C’est justement l’effondrement brutal de l’état constitutionnel et du parlementarisme qui conduira les travailleurs à aller chercher aux racines de leur pouvoir pour protéger le droit et la loi. Nous n’avons pas besoin et nous ne voulons pas de catastrophes. Ce sont les classes dominantes qui poussent aux catastrophes, l’Allemagne en est un exemple classique. En piétinant l’opposition bourgeoise, en humiliant au plus profondément le parlement, en détruisant toutes les garanties apportées par le droit, la situation actuelle conduit à ce que l’affrontement du prolétariat et de la réaction ne se passe plus dans le cadre étroit et mouvant du droit parlementaire …..
La revanche face au triomphe actuel, la réaction peut l’attendre en Allemagne seulement du prolétariat, c’est sûr, mais c’est « mortellement sûr ». Ce combat gagnera en profondeur et en étendue car il sera mené sur tous les fronts par le prolétariat conscient. Comme l‘a dit Marx … La classe ouvrière ne peut pas se battre pour L’État constitutionnel bourgeois, sans imprimer à ce combat son caractère de classe révolutionnaire.
Le fait que les représentant de la dictature militaire absolutiste dans leur triomphe sauvage contre l‘ordre bourgeois se précipitent à bride abattue vers un affrontement avec la masse ouvrière et accélèrent ainsi le cours des choses, qui aboutira conformément à la logique historique à notre victoire, montre qu’eux aussi ne sont qu’une partie de ces forces, qui toujours veulent du mal mais souvent apportent le bien.
Sozialistische Korespondenz, 20 janvier 1914. N° 9
Gesammelte Werke, Tome 3, P 376 à 379
Traduction Dominique Villaeys-Poirré – juin 2018 (en cours)