Grands travaux du capitalisme
11 décembre 1898
Sächsische Arbeiter-Zeitung (Dresde), Nr 287
7 ème article de la chronique signée EGO
Les conflits qui, ces derniers temps, opposent de plus en plus fréquemment les puissances européennes, en Asie et en Afrique, ont eu pour résultat l’apparition d’une nouvelle tendance qui sera aussi d’une grande importance pour l’évolution économique et sociale en général, tendance qui consiste pour les États coloniaux à réunir respectivement en des complexes d’un seul tenant leurs possessions dispersées outre-mer, par de grandioses liaisons ferroviaires. Ainsi, l’Angleterre est-elle en train de relier ses colonies africaines et asiatiques, par une ligne de chemin de fer ; celle-ci doit partir d’Égypte, traverser l’Arabie du Nord et la Perse du Sud en longeant la côte persane jusqu’à Karachi à l’embouchure de l’Indus. Le réseau ferroviaire vers les principales villes indiennes, Lahore, Calcutta, Bombay et Madras commençant justement à Karachi, une liaison continue entre l’Inde et l’Égypte serait ainsi établie grâce à la construction de cette ligne. Le plan de celle-ci publié par la “Contemporary Review”, avait déjà été élaboré il y a quatre ans, et aujourd’hui un syndicat d’industriels s’est créé en vue de son application.
D’autre part, le récent conflit de Fachoda entre l’Angleterre et la France a incité cette dernière à remettre à l’ordre du jour l’ancien plan d’une grande liaison ferroviaire transsaharienne. Il y a vingt-cinq ans déjà, l’ingénieur Duponchel avait conçu un tel projet. Il y a vingt ans, une commission avait été mise en place pour la préparation matérielle des travaux. Mais ce n’est qu’aujourd’hui, après le conflit qui a opposé la France et l’Angleterre sur le Nil supérieur, que l’attention de l’opinion publique française a de nouveau été attirée sur cet ancien plan. Ainsi, le représentant des intérêts capitalistes, Paul Leroy-Beaulieu défend-il avec ardeur le projet. Il s’attache à montrer tant dans le “Journal des Débats” que dans “L’économiste”, la nécessité de créer un “Empire africain” en reliant les différents territoires actuellement disséminés. Freycinet, qui autrefois déjà avait été à l’origine de la Commission chargée de la préparation de la construction du chemin de fer transsaharien, fait aujourd’hui partie du gouvernement, cet ancien projet devrait donc bien cette fois-ci se réaliser. Cette grandiose liaison devrait aller de Biskra, en Algérie à Sabba dans le désert saharien, puis traverser le désert vers le sud jusqu’au lac du Tchad et de là conduire d’une part vers le Sénégal français et d’autre part vers le Congo. De la sorte, la partie nord de l’Afrique tout comme la partie occidentale devrait se voir ouverte au trafic ferroviaire.
Si ces deux lignes sont construites dans un avenir proche, cette entreprise gigantesque constituera – et ceci particulièrement en France, pays du scandale de Panama – l’occasion pour quelques capitalistes de s’enrichir sur le dos de la masse des petits-bourgeois qui vont y investir leur épargne, et du travail des prolétaires. Sur le plan politique, les communications étant rendues plus faciles, en particulier pour la mobilisation des armées coloniales, il faudra s’attendre à ce que les conflits entre les puissances européennes en Afrique et en Asie, deviennent de plus en plus fréquents et de plus en plus violents. Mais en dernier lieu, ces nouvelles voies ainsi que l’augmentation du commerce qu’elles provoqueront, accélèreront l’essor du capitalisme et logiquement son effondrement. Dans le monde capitaliste – et comme pour tout ce que ce monde crée – les grands moyens de communication ne peuvent avoir en fin de compte qu’une action destructrice. Mais pour le progrès général de la civilisation, ils ont une valeur énorme et durable.
Source : article publié le 31 août 2013 sur le blog http://comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com/
Référence de l’article : http://comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com/article-rosa-luxemburg-chronique-ego-grands-travaux-du-capitalisme-1898-inedit-en-fran-ais-119806950.html
Traduction : Dominique Villaeys-Poirré. 1988-1989. Merci pour toute amélioration de la traduction
Texte en allemand : Gesammelte Werke, Dietz Verlag, Édition 1982 (1ère parution 1970), Tome I/I, P 286/288
Source de la photographie à la une : http://aureschaouia.free.fr/webgallerie/picture.php?/1627/category/36