Transformations sur le marché mondial
18 décembre 1898 – Sächsische Arbeiter-Zeitung – Chronique signée ego
La bourgeoisie anglaise est de plus en plus troublée par le déclin maintenant visible de la domination mondiale sur le marché mondial. L’auteur de l’ouvrage “Made in Germany” (“Produit en Allemagne”), qui a fait tant de bruit il y a deux ans en Angleterre, Williams, vient de consacrer sous le titre “machine arrière”, un nouvel ouvrage sur ce thème. Selon Williams, c’est l’Angleterre qui fait ainsi “machine arrière”. Tandis que les exportations croissent rapidement dans les autres États industriels, elles sont tombées en Angleterre de 215 à 196 millions de livres sterling, tandis que les importations vers l’Angleterre s’accroissent régulièrement chaque année. Ainsi, les exportations et les importations subissent-elles une transformation significative. Sur les 196 millions de livres sterling, total des exportations anglaises, 45 millions concernent selon Williams les matières premières, réimportées ensuite vers l’Angleterre sous la forme de produits finis, provenant essentiellement d’Allemagne. Ainsi l’Angleterre se trouve-t-elle reléguée en partie au rôle que jouaient autrefois la plupart des pays par rapport à elle. Sur le marché mondial – en Asie, en Amérique – l’industrie anglaise doit reculer pas à pas. Et ce sont deux autres Etats devenus des puissances de premier plan qui maintenant se battent pour l’hégémonie sur le marché mondial – l’Allemagne et les Etats-Unis.
Diverses informations viennent corroborer les affirmations de Williams. Depuis quelques années, le gouvernement anglais lui-même se consacre avec zèle au problème de l’accroissement du commerce de l’Île avec l’étranger. Il envoie des agents vers l’Asie et l’Amérique, pour étudier les conditions de la concurrence et les carences du commerce anglais et il a publié il y a deux mois à peine un ouvrage sur “la concurrence et le commerce extérieur” où sont rassemblés 171 extraits des rapports des divers consulats, et qui constitue une critique approfondie des méthodes commerciales anglaises. Mais dans de tels cas, les mesures de l’Etat ne permettent pas de guérir le mal. Et la domination de l’Angleterre sur le marché mondial – ceci est inévitable dans le cadre de l’évolution générale du capitalisme – approche inexorablement de sa fin.
Comme il en a été autrefois de sa domination sans partage, le recul actuel de l’Angleterre sur le marché mondial sera d’une importance primordiale pour l’histoire du mouvement ouvrier en Angleterre. Dans son combat contre le prolétariat et du fait de son emploi de méthodes commerciales différentes, la bourgeoisie anglaise modifie aussi peu à peu ses méthodes de lutte. De nombreux symptômes significatifs montrent que, ces derniers temps, “l’harmonie entre capital et travail” disparaît aussi en Angleterre et qu’une nouvelle page s’ouvre dans l’histoire de la lutte des classes. Il suffit d’indiquer ici que Williams relie de manière caractéristique les deux phénomènes. Il dit à la bourgeoisie anglaise : “Vous êtes en train de perdre des millions et vous disputez chaque sou aux travailleurs. Là où un conflit pourrait être réglé en un jour par un Conseil de prud’hommes, vous, vous allez jusqu’à mener des guerres industrielles dévastatrices, tandis que vos voisins en profitent pour conquérir les marchés. La lutte des ouvriers dans la branche de la construction mécanique a coûté autant qu’une véritable guerre.
Si le déclin industriel de l’Angleterre a pour conséquence que la lutte des classes batte d’un pouls plus rapide et si le prolétariat anglais est alors largement guéri de ce qui restait dans sa pensée de rêveries d’harmonie qui règneraient dans la vie économique et politique, le monde ouvrier n’a pas alors de raison de regretter le recul commercial de l’Angleterre.
Traduction Dominique Villaeys-Poirré. (1988-1989). Nous sommes ouverts à toute amélioration de la traduction
Première publication en français – Samedi 27 septembre 2014 sur le site Comprendre avec Rosa Luxemburg 2.
Texte allemand : dans les Gesammelte Werke, Dietz Verlag, Tome1/1.
Pour s’informer sur la chronique signée ego : http://comprendreavecrosaluxemburg2.wp-hebergement.fr/2014/09/16/rosa-luxemburg-une-chronique-nommee-ego/
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L’Image de une date de 1905 : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Free_Trade_and_Protection.jpg?uselang=fr
La couverture de Made in Germany présentée dans l’article est celle de l’édition de 1896
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De nombreux articles sont disponibles sur Williams et en particulier sur son ouvrage Made in Germany. Ainsi cet article de 2012 (!) dans l’Usine nouvelle: Made in Germany, made in England : C’est peut-être la plus belle marque du monde ou, en tout cas, la plus efficace. Le made in Germany, aujourd’hui attaqué au niveau européen parce qu’il serait utilisé de manière abusive, est associé partout dans le monde à une image de qualité, de fiabilité et de haut de gamme. Et cela depuis plus d’un siècle. L’ironie, c’est que ce label ne fut pas inventé outre-Rhin, mais outre-Manche ! À la fin du XIXe siècle, les industriels anglais font face àune concurrence de produits low cost venus d’Allemagne singeant leur marque de fabrique. Dans un pamphlet protectionniste, intitulé “Made in Germany”, Ernest Edwin Williams souligne que même le crayon avec lequel il écrit est allemand. Persuadés de la supériorité technique de leur production, les patrons anglais réussissent à faire voter une loi, le Merchandise marks act, afin de distinguer les produits de Sa Majesté des étrangers. Dès 1887, les biens importés d’Allemagne se voient ainsi affublés du honteux made in Germany. La stigmatisation n’aura les effets attendus que durant quelques années. Dès 1894, un rapport du Parlement allemand note une reprise forte des ventes en Angleterre. Pourquoi ? La qualité et la fiabilité de leurs produits ont fait du made in Germany une valeur sûre aux yeux des clients anglais… Made in Germany ? Invented in England !