Texte très célèbre de Rosa Luxemburg, cet article remet en cause l'utilisation par Bernstein de l'exemple du syndicalisme anglais. Dans cet extrait, elle met en évidence le basculement que connaît l'économie anglaise à l'aube du développement impérialiste.
Les lunettes anglaises
Leipziger Volkszeitung, 9 mai 1899
En quoi consistent donc les particularités si souvent soulignées de la vie sociale anglaise, et comment s’expliquent-elles ? On dit ordinairement que la caractéristique de l’Angleterre consiste en ce qu’elle est un Etat capitaliste sans militarisme, sans bureaucratie, sans paysannerie, qu’elle emploie la majeure partie de son capital à exploiter les autres pays, et que tout cela permet tant la liberté politique, dans laquelle s’est développée le mouvement ouvrier, que la bienveillance que manifeste l’opinion publique en faveur de ce mouvement ouvrier...
L’entrepreneur raisonnable et l’ouvrier syndiqué tout aussi raisonnable, le capitaliste correct et l’ouvrier correct, le bourgeois au cœur large, ami des ouvriers, et le prolétaire à l’esprit mesquin étroitement bourgeois, se conditionnent l’un l’autre, ne sont que des corollaires (phénomènes qui se complètent l’un l’autre) d’un seul et même rapport, dont la base commune était fournie par la situation économique qui a été celle de l’Angleterre à partir du milieu du XIX° siècle : la stabilité et la domination incontestée de l’industrie anglaise sur le marché mondial.
Cette situation se maintint en Angleterre jusque vers 1880. Mais, à partir de cette époque, on assiste, sous tous les rapports, à une modification profonde, avant tout dans la base du développement syndical, tel qu’il s’était poursuivi jusqu’alors. La position de l’Angleterre sur le marché mondial est fortement ébranlée par le développement capitaliste de la Russie, de l’Allemagne et des Etats-Unis. Le déclin rapide de l’Angleterre se manifeste non seulement dans la perte, l’un après l’autre, de ses débouchés, mais encore dans un symptôme toujours très grave et très caractéristique : la décadence de ses méthodes de production et de commerce. Ces dernières, notamment, indiquent toujours le développement ou le déclin d’une industrie capitaliste avant et plus sûrement que les statistiques d’exportation ou d’importation elles-mêmes. De même que la classe capitaliste d’un pays en voie de développement se distingue avant tout par l’habileté et la souplesse de ses méthodes techniques de production et de commerce (voir l’Angleterre jusque vers 1870-80 et l’Allemagne actuelle) ; de même dans un pays dont le développement industriel est en retard se manifestent comme un premier symptôme infaillible le caractère rétrograde et la lourdeur des méthodes de production et de commerce. C’est actuellement le cas en Angleterre, et, depuis quelque temps, les plaintes sur l’apathie et la raideur des marchands anglais constituent une rubrique spéciale dans les rapports consulaires anglais. En ce qui concerne les méthodes de production, l’Angleterre est actuellement – c’est là un fait tout à fait sans précédent – contrainte par la concurrence étrangère, et pour protéger son propre marché indigène, d’importer de l’étranger de l’outillage technique moderne de production. Voir, par exemple, les transformations auxquelles nous assistons actuellement dans l’industrie du fer-blanc, sous la pression de la concurrence des Etats-Unis [13].
L’insécurité et l’instabilité de la situation commerciale et industrielle entraînent comme conséquence un changement profond dans l’attitude des entrepreneurs comme des ouvriers anglais. La dépression générale dans l’industrie anglaise est momentanément encore contre-balancée par la demande de constructions navales créée par le militarisme et le commerce, demandes qui favorisent, à leur tour, toute une série de branches d’industrie importantes, telles que l’industrie métallurgique. Mais, dans ce domaine également, l’Angleterre sera bientôt menacée par la concurrence de l’Allemagne...
En outre, si nous passons de la signification subjective des syndicats pour le socialisme, de l’influence qu’ils exercent sur la conscience de classe du prolétariat, à leur signification objective, à la « puissance économique » que, d’après la théorie opportuniste, ils donnent à la classe ouvrière, et à l’aide de laquelle elle sera en mesure de briser la puissance du Capital, elle apparaît également comme une légende, et même « une légende des anciens temps ». En Angleterre même, la puissance économique inébranlable des syndicats, même sans tenir compte de tout ce par quoi elle a été achevée, appartient déjà en grande partie au passé. Elle est liée, comme nous l’avons vu, à une période tout à fait déterminée, exceptionnelle, du développement du capitalisme anglais, à sa domination incontestée sur le marché mondial. Mais cette période qui, seule, par sa stabilité et sa prospérité, constituait le terrain du trade-unionisme anglais dans sa période de prospérité, dans sa prospérité véritable, ne se répètera plus ni en Angleterre, ni en aucun autre pays.