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Rémi Adam, introduction à l'ouvrage "L'ennemi principal est dans notre pays qui regroupe des textes de  Lénine, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Pierre Monatte, Christian Rakovsky, Alfred Rosme, Léon Trotsky.

« L’ennemi principal est dans notre propre pays » Textes choisis et présentés par Rémi Adam. Les bons caractères

 

https://www.lesbonscaracteres.com/epubs/L_ennemi_principal_est_dans_notre_pays.pdf

Initiative louable : Cet ouvrage est proposé en accès libre, du fait du confinement.

 

Introduction

 

 

La mort à Sarajevo de l’héritier de la couronne d’Autriche sous les balles du nationaliste serbe Gavrilo Princip le 28 juin 1914 fit basculer le monde, et en premier lieu les peuples d’Europe, dans la première grande tragédie du XXe siècle. Cet assassinat était un nouvel épisode des crises et des guerres qui avaient secoué les Balkans les années précédentes. Morcelée en de nombreuses entités, cette zone était l’enjeu des appétits de toutes les puissances capitalistes d’Europe et l’arène des rivalités entre les nations balkaniques elles-mêmes. Et au-delà de cette région, c’est le sort de l’Empire ottoman, dont les grandes puissances européennes et la Russie entendaient se partager les dépouilles, qui était cette fois en jeu. Raison pour laquelle les Balkans étaient devenus un véritable « tonneau de poudre ». L’attentat de Sarajevo fut l’étincelle qui le fit exploser. La lutte pour le partage et le pillage de la planète que se menaient les principales puissances impérialistes européennes (Grande-Bretagne, France, puis Allemagne et Italie) depuis plusieurs décennies, à coups de conquêtes coloniales et de zones d’influence, se transforma en guerre mondiale.

 

Liés entre eux par des systèmes d’alliance, la quasi-totalité de ces États s’impliquèrent dans le conflit puis entrèrent en guerre dans la première semaine du mois d’août 1914. Se faisaient face, d’un côté, les deux principales puissances coloniales, la France et le Royaume-Uni, alliées à la Russie impériale et autocratique et, de l’autre, les deux empires « centraux », l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, bientôt rejoints par l’Empire ottoman. Dans les mois et les années qui suivirent, la presque-totalité des États, dont plusieurs étaient restés neutres en août 1914, entrèrent dans le conflit : la guerre et la barbarie qui l’accompagnait avaient désormais atteint tous les continents, c’est-à-dire les dimensions mêmes de l’économie capitaliste. Des combats s’engagèrent en Europe sur deux fronts, à l’ouest en France et en Belgique, et à l’est en Russie et dans les Balkans ; d’autres éclatèrent jusque dans le Pacifique et même en Afrique, tandis que la guerre sur les mers et les océans faisait également rage.

 

 

Alors que les rivalités impérialistes poussaient des dizaines de millions de prolétaires et de paysans dans une mêlée fratricide, les dirigeants des principaux partis de l’Internationale socialiste, ceux de France, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, de Belgique, se dérobèrent et trahirent ouvertement les travailleurs en ralliant le camp de leur bourgeoisie.

 

Ainsi, la seule organisation qui aurait pu tenter d’opposer la mobilisation des travailleurs par-delà les frontières et les nationalismes renonçait au rôle pour lequel elle avait pourtant été créée puis portée par les convictions et le dévouement de centaines de milliers de prolétaires. Depuis sa fondation en 1889, l’Internationale revendiquait le rôle de direction du prolétariat de tous les pays dans sa lutte contre la bourgeoisie. Parce que ses dirigeants étaient convaincus que l’expansion du capitalisme à l’échelle de la planète ne faisait que développer à un niveau plus haut les rivalités entre les différentes bourgeoisies pour la conquête de nouveaux débouchés pour leurs capitaux et leurs marchandises, ils avaient préparé les travailleurs au risque d’un embrasement armé généralisé. Cette conviction d’une menace grandissante était renforcée par l’accroissement observé des budgets militaires et le lancement de vastes programmes d’armement par la plupart des gouvernements et ce, quelle que fût leur forme politique, républicaine, monarchiste ou impériale. La question de la guerre fut à l’ordre du jour des congrès de l’Internationale au cours de toute la décennie qui précéda l’été 1914.

 

Dès 1889, la Deuxième Internationale avait d’ailleurs affirmé que la guerre ne disparaîtrait « définitivement qu’avec la disparition même de l’ordre capitaliste, l’émancipation du travail et le triomphe international du socialisme ». Une affirmation et une perspective inséparables du mot d’ordre d’« abolition des armées permanentes » et de « l’armement du peuple ».  

 

En 1907, le congrès de Stuttgart avait envisagé toutes les formes que pourrait prendre la lutte contre la guerre. Les délégués s’étaient divisés assez fortement sur cette question1, mais la résolution adoptée sur proposition de Rosa Luxemburg et de Lénine concluait : « Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, [les travailleurs] ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste. »

 

Il en découlait que, dans les guerres à venir entre les grandes puissances, les prolétaires ne devraient pas choisir un camp contre un autre et qu’ils devraient tourner leurs forces contre leur propre bourgeoisie. La seule alternative était : la barbarie ou le socialisme, par le renversement de tout l’ordre social à l’origine de ces guerres. La prise de pouvoir par le prolétariat était bien la seule voie permettant d’échapper à la menace des guerres et à leurs conséquences meurtrières. Lors du congrès de Copenhague de 1910, la discussion se mena autour du projet d’un « grand conseil de guerre de l’Internationale ». Une résolution fut adoptée dans ce sens : « Au cas où il y aurait menace de conflit entre deux ou plusieurs pays, s’il y a hésitation ou retard de décision de leurs partis nationaux consultés, le secrétaire du Bureau socialiste international, sur la demande d’au moins un des prolétariats intéressés, convoquera d’urgence le BSI et la Commission interparlementaire qui devront aussitôt se réunir, soit à Bruxelles, soit en tout lieu qui, suivant les circonstances, paraîtrait mieux convenir. »

 

Cette position trouva d’ailleurs son application lors des guerres qui ensanglantèrent les Balkans en 1912 puis en 1913, nouvelles crises susceptibles de faire basculer le monde dans la guerre. Un manifeste de l’Internationale affirma alors que les travailleurs d’Europe devaient hâter de tous leurs efforts « l’avènement du socialisme, qui, seul, fera pénétrer un ordre durable et vrai dans les relations internationales livrées à l’anarchie capitaliste, aux convoitises financières, aux fureurs chauvines, aux sournoiseries diplomatiques et aux violences réactionnaires ». L’unique député socialiste bulgare opposé à la guerre menée par son gouvernement fut salué à cette occasion pour avoir, « seul (...) contre toute la bourgeoisie, (...) élevé la voix pour la paix ». De leur côté, les socialistes de Turquie et des Balkans expliquèrent que les peuples de la région n’avaient rien à gagner à une telle aventure. Ils concluaient ainsi leur déclaration : « Nous exprimons notre volonté ferme de soutenir de toutes nos forces la lutte du prolétariat mondial contre la guerre, contre le militarisme, contre l’exploitation capitaliste, pour la liberté, pour l’égalité, pour l’émancipation des classes et des nationalités, en un mot pour la paix. À bas la guerre ! Vive la solidarité internationale des peuples ! » Convaincus que la constitution d’un État national ne pouvait « être qu’un État tyrannique, déchiré par les luttes intestines et menacé par les guerres extérieures », les organisations socialistes répondaient à la poussée des nationalismes dans cette région par le mot d’ordre de fédération socialiste, sous l’impulsion de Christian Rakovsky notamment. Le congrès de Bâle de 1912, tenu en urgence au lendemain du conflit dans les Balkans, adopta à l’unanimité un nouveau manifeste, qui envisageait une guerre opposant l’Angleterre, l’Allemagne, et leurs alliés respectifs.

 

Ce texte réaffirmait que nul intérêt du peuple ne pouvait justifier un tel affrontement mené pour le « profit des capitalistes ou l’orgueil des dynasties », sur la base de la politique impérialiste et spoliatrice des grandes puissances. La résolution se terminait enfin par une " sommation aux gouvernerments » qui rappelait les soulèvements révolutionnaires ayant accompagné les guerres européennes des décennies précédentes, notamment la Commune de Paris en 1871, et la révolution russe de 1905 : « Que les gouvernements sachent bien que, dans l’état actuel de l’Europe et dans la disposition d’esprit de la classe ouvrière, ils ne pourraient, sans péril pour eux-mêmes, déchaîner la guerre. » En dénonçant la guerre à venir au nom des intérêts des travailleurs et du socialisme, l’Internationale rappelait que la révolution et le renversement du système capitaliste seraient mis à l’ordre du jour. Cette propagande générale contre le risque de guerre européenne était relayée dans tous les pays, bien qu’à des degrés divers, par les organisations syndicales et par les différentes sections de l’Internationale. Toute une génération de travailleurs fut alors gagnée à l’internationalisme prolétarien. Elle y voyait le seul rempart possible contre le capital et contre la barbarie. En France, la CGT, au sein de laquelle les militants anarcho-syndicalistes donnaient le ton, ne ménageait pas ses efforts. Lors du congrès d’Amiens en 1906, la confédération en fit même une priorité pour ses militants au nom des intérêts mêmes opposant les travailleurs à leurs exploiteurs : «La propagande antimilitariste et antipatriotique doit devenir toujours plus intense et toujours plus audacieuse. Dans chaque grève, l’armée est pour le patronat ; dans chaque conflit européen, dans chaque guerre entre nations ou colonies, la classe ouvrière est dupée et sacrifiée au profit de la classe patronale, parasitaire et bourgeoise.» L’opposition de la classe ouvrière à l’État bourgeois ne se discutait pas. Contre la guerre, la menace de la grève générale révolutionnaire était alors fièrement brandie. Journaux, brochures à grand tirage, meetings, tracts, affiches, nombreux étaient les moyens utilisés pour faire entendre la réponse des travailleurs à la montée du militarisme et du nationalisme. Les militants de la CGT s’efforçaient en outre de garder des liens avec les jeunes travailleurs effectuant leur service militaire, pour leur fournir une aide à la fois matérielle et morale, mais aussi parce qu’ils étaient convaincus de la nécessité de disposer de camarades à même de jouer un rôle dans l’hypothèse d’un affrontement armé avec la classe ouvrière.

 

Preuve de cette activité, les lourdes peines de prison pour « activités antimilitaristes » qui s’abattirent alors sur eux. En 1913, le Parlement français adopta la loi des trois ans, prolongeant d’une année le service militaire des jeunes appelés, ce qui révélait l’importance des préparatifs de guerre de l’État français. En réponse, de grandes manifestations furent organisées, jusque dans les casernes, en particulier dans le sud du pays. Le 25 mai 1913, au lieu-dit la butte du Chapeau-Rouge au Pré-Saint-Gervais, la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) rassembla à elle seule 150 000 personnes. Cette même année 1913, la SFIO et le SPD (Parti social-démocrate allemand), les deux principaux partis de l’Internationale, publièrent un manifeste commun contre la guerre, dans lequel on pouvait lire : « Au moment où, en Allemagne et en France, les gouvernements se préparent à déposer de nouveaux projets de loi qui vont encore accroître les charges militaires déjà formidables, les socialistes français et les socialistes allemands estiment que c’est leur devoir de s’unir plus étroitement que jamais pour mener ensemble la bataille contre ces agissements insensés des classes dirigeantes. (...) C’est le même cri contre la guerre, c’est la même condamnation de la paix armée qui retentissent à la fois dans les deux pays. C’est sous le même drapeau de l’Internationale – de l’Internationale qui repose sur la liberté et l’indépendance assurées à chaque nation – que les socialistes français et les socialistes allemands poursuivent avec une vigueur croissante leur lutte contre le militarisme insatiable, contre la guerre dévastatrice, pour l’entente réciproque, pour la paix durable entre les peuples.»

 

Quelques jours à peine avant l’entrée en guerre, le 26 juillet 1914, des milliers d’affiches reprenant un texte de Léon Jouhaux, le dirigeant de la CGT, proclamait : « La guerre – la guerre européenne menaçante – avec ses boucheries, ses massacres, la famine, les épidémies qu’elle entraîne, signifierait un formidable recul, peut-être la fin d’une civilisation, à coup sûr l’anéantissement de tous nos espoirs.» Le lendemain, d’immenses cortèges ouvriers défilèrent aux cris de « Vive la paix ! À bas la guerre ! » Dans la seule ville de Montluçon, qui comptait alors 33 000 habitants, pas moins de dix mille personnes se rassemblèrent ce jour-là. Et il en fut de même dans la plupart des grandes villes d’Europe. Pour autant, aucun objectif concret ne fut assigné aux différentes sections de l’Internationale. La dénonciation de la guerre et la réaffirmation de la communauté d’intérêts des travailleurs de tous pays eurent peu de traduction dans les faits.

 

Déjà certains dirigeants commençaient à laisser entendre qu’un « arbitrage international » pourrait être un recours plus efficace qu’une démonstration de force des travailleurs. Pire encore, le 29 juillet, un des dirigeants du SPD, Südekum1, fut reçu par le chancelier Bethmann-Hollweg. À l’écart de tout contrôle, assurance fut donnée à celui-ci que la social-démocratie n’organiserait ni grève, ni sabotage. Le même jour, se tint la réunion du Bureau de l’Internationale à Bruxelles tandis que d’immenses cortèges ouvriers défilaient de nouveau contre la guerre dans la capitale belge. Celui-ci ne définit aucune position très nette. Seule certitude : le prochain congrès de l’Internationale était avancé au 9 août 1914 : il devait se tenir à Vienne et être « l’expression vigoureuse de cette volonté pacifique du prolétariat mondial ».

 

Moins d’une semaine plus tard, les dirigeants de l’Internationale votaient les crédits de guerre dans leurs Parlements respectifs. D’état- major de la révolution qu’elle aurait dû être, cette organisation s’était transformée en organe des intérêts de la bourgeoisie au sein du mouv-ment ouvrier. Dans tous les pays concernés, la bourgeoisie, qui redoutait les réactions du mouvement ouvrier, se voyait rassurée. La collaboration active des dirigeants des partis socialistes et des centrales syndicales lui assurait une aide précieuse pour imposer l’idée même de la guerre à l’opinion publique. Point ne fut besoin de recourir en France au « carnet B » du ministre de l’Intérieur, dans lequel étaient consignés les noms et adresses de toutes les personnes à arrêter en cas de guerre. « Et dire que voilà des hommes que nous voulions faire emprisonner ! », put s’exclamer alors avec soulagement un sénateur ennemi de longue date du mouvement ouvrier.

 

En Allemagne, la capitulation des dirigeants du Parti social-démocrate fut révélatrice de l’ampleur de ce reniement général. Elle fut d’autant plus spectaculaire que le SPD était la colonne vertébrale de l’Internationale, le parti qui comptait le plus de militants, d’expérience et d’influence dans des couches profondes du prolétariat allemand.  Le 4 août 1914, l’ensemble des députés du SPD au Reichstag vota les crédits de guerre et apporta tout son soutien à Guillaume II et à ses généraux. Les opposants à ce vote, comme Karl Liebknecht, se soumirent à la discipline de vote, de règle dans ce parti. Ce choix des dirigeants était l’aboutissement d’un long processus de dégénérescence qui avait été masqué par les proclamations des congrès et le maintien d’une fidélité de façade aux principes fondateurs du parti. Ce mouvement de fond avait trouvé sa première expression publique au tournant du siècle avec le réformisme revendiqué de Bernstein, un des pionniers du parti pourtant. Ce 4 août, le SPD accompagna son vote d’une déclaration dont la conclusion était lapidaire : « Nous n’abandonnerons pas la patrie à l’heure du danger. » Et s’il n’abandonna pas la « patrie », masque de l’État et des forces sociales privilégiées qu’il protégeait, le SPD abandonna en revanche bel et bien les millions de travailleurs qui lui avaient fait confiance jusque-là. Ses dirigeants tentèrent de se justifier en arguant que la guerre engagée était de nature défensive, distinction spécieuse, repoussée à l’avance par l’Internationale les années précédentes, et qu’elle était dirigée contre « l’impérialisme russe ».

 

Rosa Luxemburg comprit d’emblée que la social-démocratie avait failli à sa mission historique, que l’Internationale s’était effondrée et qu’elle ne s’en relèverait pas. Elle concluait alors : « Jamais, de toute l’histoire de la lutte des classes et depuis qu’il existe des partis politiques, il n’y avait eu un parti qui, en l’espace de vingt-quatre heures, avait cessé aussi complètement, comme ce fut le cas pour la social-democratie allemande, d’être un facteur politique et ce, après être devenu une force de premier plan et avoir rassemblé autour de lui des millions de personnes. » De leur côté, les centrales syndicales allemandes renoncèrent avec empressement au mot d’ordre de grève qu’elles avaient pourtant lancé pour le 2 août et se rallièrent elles aussi à la politique de la « paix civile » (Burg frieden) initiée par les dirigeants sociaux-démocrates. Le prolétariat allemand était livré à ses bourreaux par ceux-là mêmes qui s’en étaient proclamés les défenseurs.

 

En France, on assista au même processus d’intégration à l’État et à la même soumission des dirigeants du mouvement ouvrier. Dans son message du 4 août, le président Poincaré avait affirmé : « Dans la guerre qui s’engage, la France sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée. » Les dirigeants de la SFIO ne le détrompèrent pas. Sur la tombe même de Jaurès qui avait été assassiné le 31 juillet, le secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, tenta de justifier son ralliement à l’union sacrée dans ces termes : « Ce n’est pas sa faute, ni la nôtre, si la paix n’a pas triomphé. Avant d’aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir, dont je suis, je crie devant ce cercueil toute notre haine de l’impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l’horrible crime. Cette guerre, nous ne l’avons pas voulue, ceux qui l’ont déchaînée, despotes aux visées sanguinaires, aux rêves d’hégémonie criminelle, devront en payer le châtiment. Acculés à la lutte, nous nous levons pour repousser l’envahisseur, pour sauvegarder le patr-moine de la civilisation et d’idéologie généreuse que nous a légué l’histoire. Nous ne voulons pas que sombrent les quelques libertés si péniblement arrachées aux forces mauvaises. Notre volonté fut toujours d’agrandir les droits populaires, d’élargir le champ des libertés. C’est en harmonie avec cette volonté que nous répondons présent à l’ordre de mobilisation.»

 

Jouhaux réaffirmait sa prétendue « haine » de l’impérialisme et du militarisme, mais il ne s’agissait plus que... de l’impérialisme allemand. Oubliés les crimes coloniaux de la France, oubliée l’alliance éhontée de la République, que Jouhaux se faisait désormais fort de défendre, avec l’autocratie tsariste. Et si les dirigeants socialistes français n’avaient effectivement pas « voulu » la guerre, ils ne tentèrent à aucun moment de s’y opposer lorsqu’elle fut devant eux. Ils votèrent ce même 4 août les crédits de guerre, comme leurs homologues allemands. Ils signaient ainsi leur capitulation et leur acte de mort politique pour le socialisme. Pas un n’eut à connaître la prison et nombre d’entre eux échappèrent à l’envoi au front. De leur revirement, la « patrie » savait se montrer reconnaissante.

 

En entrant dans un cabinet d’union sacrée à la fin août, Jules Guesde et Marcel Sembat achevèrent la trahison des dirigeants socialistes par une collaboration active au grand massacre qui s’engageait. Dans une lettre ouverte adressée à Jules Guesde au moment de son expulsion de France en 1916, Trotsky fustigea celui qui avait été un des premiers dirigeants marxistes en France en ces termes : « Vous avez transformé le Parti socialiste en un chœur docile accompagnant les coryphées du brigandage capitaliste, à l’époque où la société bourgeoise – dont vous, Jules Guesde, vous étiez un ennemi mortel – a dévoilé jusqu’au fond sa véritable nature. »Le journal de la SFIO, l’Humanité, expliquait que « deux armées françaises » devaient désormais collaborer pour vaincre les Allemands : les soldats sur « les champs de bataille » et les ouvriers sur « les champs de travail ». Une façon très nette d’affirmer son opposition à toute grève ou à l’expression de toute revendication venant des travailleurs. Le 6 août 1914, le même journal écrivait, en reprenant les thèmes les plus réactionnaires de la presse nationaliste : « Du heurt de deux races que la liberté jaillisse ! (...) Dans le conflit actuel, la question ethnique a son importance. Les Germains, de sang plus lourd, partant d’esprit plus soumis et plus résigné, n’ont pas notre esprit d’indépendance. »

 

En Belgique, le dirigeant de l’important Parti ouvrier belge, et secré-taire en titre de l’Internationale, Émile Vandervelde, entra dans un gouvernement d’union nationale avec le titre de ministre d’État de la monarchie. D’abord sans portefeuille, il fut désigné pour sillonner les États-Unis... pour convaincre les ouvriers américains des « dangers du militarisme prussien ». Il allait devenir par la suite ministre de l’Intendance et acquérir le surnom de « ministre des harengs salés », en raison de la pauvreté de l’alimentation en Belgique, comme dans bien d’autres pays, durant le conflit. Les syndicalistes belges Émile Destrée ou Georges Hubin sombrèrent de la même manière et se firent à leur tour les porte-parole virulents de l’antigermanisme en vigueur. En Russie, la guerre mit un terme aux manifestations ouvrières et à la remontée des grèves observée depuis 1912. Les principaux responsables des différentes organisations socialistes se trouvaient eux-mêmes en émigration, en Suisse et en Autriche notamment. Plusieurs des dirigeants du Parti socialiste révolutionnaire (Avxentiev, Bounakov, Roubanovitch) se rallièrent rapidement à la guerre, et par conséquent à l’union sacrée avec le tsar.

 

Quant au Parti ouvrier social-démocrate de Russie, définitivement divisé en ses deux composantes, menchevique et bolchevique, il ne trouva pas plus de position commune sur ce sujet capital que sur ce qui l’avait maintenu scindé depuis plusieurs années. Plusieurs responsables mencheviques de renom, comme Plékhanov, Deutsch, Maslov, Potressov et Zassoulitch, se rallièrent à la politique de défense nationale. Dans les rangs des mencheviks restés fidèles à la perspective internationaliste (Martov et Axelrod notamment), on se refusa cependant, selon une attitude traditionnelle dans ce courant, à rompre avec tous ceux qui se compromettaient par leur soutien à la politique d’union nationale et, a fortiori, à proclamer la nécessité d’une nouvelle Internationale. Léon Trotsky proclama d’emblée son opposition à la guerre, sans rejoindre pour autant les positions bolcheviques. Seuls les bolcheviks reprirent à leur compte les thèses de Lénine contre la guerre impérialiste et pour le défaitisme révolutionnaire. Ils considéraient que la défaite du tsarisme serait un moindre mal et que le devoir des révolutionnaires était de préparer la guerre civile qui ne manquerait pas de surgir de la guerre elle-même. Cette capitulation simultanée des dirigeants socialistes européens en août 1914 fut une tragédie pour les masses populaires, car elle survenait au moment même où les travailleurs d’Europe, mobilisés par leur État, étaient appelés à se combattre sur les champs de bataille. Qu’est-ce qui pouvait expliquer une telle faillite ? Durant toute son existence, la Deuxième Internationale avait vu s’opposer en son sein une aile révolutionnaire et une aile opportuniste. Dans plusieurs pays, il y avait eu scission sur ce point avant la guerre (en Grande-Bretagne, en Italie, en Hollande et en Bulgarie). Cet opportunisme était, comme le formula par la suite Lénine, « l’expression des intérêts de la politique bourgeoise au sein du mouvement ouvrier, l’expression des intérêts de la petite bourgeoisie et de l’alliance avec “leur” bourgeoisie d’une partie minime d’ouvriers embourgeoisés, contre les intérêts de la masse des prolétaires, de la masse des opprimés ». En août 1914, il apparut au grand jour que, malgré les résolutions officielles et les manifestes, ce courant opportuniste s’était imposé au sommet des organisations du mouvement ouvrier. Ses dirigeants ne pouvaient défendre leur situation et leurs « droits » aux miettes des profits réalisés dans le pillage des autres nations par leur bourgeoisie nationale qu’en se soumettant à celle-ci. Et puisque la guerre ne permettait plus les faux-semblants, ils le firent de la façon la plus abjecte et la plus servile, en se faisant les complices du massacre des peuples. Seule une poignée de responsables et d’organisations combattirent cette politique d’union sacrée. Au plus fort de la tempête et de la barbarie militariste qui avait emporté la Deuxième Internationale et les dirigeants des grandes centrales syndicales d’Europe, ils relevèrent le drapeau de l’internationalisme et maintinrent la perspective révolutionnaire. En Grande-Bretagne, l’Independent Labour Party, aile gauche du Parti travailliste, refusa dans un premier temps de s’associer à l’union sacrée. En Europe centrale, des voix se firent entendre, dont celle de Rakovsky une nouvelle fois, pour s’opposer à la guerre et défendre la perspective d’une révolution ouvrière à l’échelle de l’Europe. Ce fut le cas aussi des militants bulgares dits « étroits ».

 

En Allemagne, Karl Liebknecht, l’un des principaux responsables du Parti social-démocrate, refusa en décembre 1914 avec plusieurs députés du parti de voter de nouveau les crédits de guerre. Il rejoignait ainsi Rosa Luxemburg et plusieurs milliers de partisans qui n’acceptaient pas la trahison de leurs dirigeants et voulaient maintenir sans tache le drapeau du socialisme.En France, une poignée de militants socialistes et anarcho-syndica-listes, dont Pierre Monatte, Alfred Rosmer, Louise Saumoneau, combattirent également la politique de leurs organisations.

 

Tous engagèrent dès ce mois d’août 1914, et la capitulation des Kautsky, Vandervelde, Plékhanov et autres Jouhaux, pour ne citer que les plus influents d’entre eux, le combat pour proposer une politique au prolétariat d’Europe et du monde. Ils continuaient à défendre ce qui avait été les positions du mouvement ouvrier jusqu’au déclenchement de la tragédie de l’été 1914 : ce conflit était de nature impérialiste et avait comme but un nouveau partage du monde, de ses colonies, des zones d’influence et des marchés. Les travailleurs n’avaient pas à choisir un camp contre un autre, mais devaient œuvrer à accomplir leurs propres perspectives. S’ils se rejoignaient dans l’analyse générale des causes de la guerre, ils divergeaient en revanche sur les mots d’ordre et l’orientation à donner aux éléments les plus conscients du mouvement ouvrier.

 

C’est du Parti bolchevique, par la voix de Lénine, que le courant internationaliste s’exprima de la façon la plus nette, et ce dès le mois d’août 1914. En témoigne la conclusion qu’il tirait du vote des crédits de guerre par les partis de l’Internationale, en affirmant que ces organisations ne formaient plus qu’« un hideux abcès purulent » et qu’il s’en dégageait « une insupportable puanteur cadavérique ». C’est aussi au nom de la défense de l’internationalisme prolétarien qu’il ne dévia à aucun moment de la ligne qu’il avait fixé en août 1914 : « la transformation de la guerre en guerre civile révolutionnaire ».

 

Les écrits que nous publions ici portent la marque de ces différences d’appréciation et des discussions qui se menèrent durant la guerre entre militants restés fidèles à l’internationalisme prolétarien. Ils ne représentent qu’une sélection parmi bien des textes écrits par eux au cours des deux premières années du conflit mondial. Mériterait notamment d’y figurer également la brochure de Lénine intitulée La faillite de la IIe Internationale, qu’il rédigea en mai-juin 1915. Faute de place, nous ne pouvons que renvoyer les lecteurs à ce texte incontournable. Chaque texte représente un élément de la lutte entreprise par la minorité restée fidèle aux idées qui avaient été celles de la Deuxième Internationale durant deux décennies, pour reconstruire une Internationale et abattre le capitalisme et l’impérialisme à l’origine de la Première Guerre mondiale. Au fond, le déclenchement de la révolution russe en février-mars 1917 trancha ces débats en donnant raison à Lénine. Tous les auteurs des textes de ce recueil se retrouvèrent quelques années plus tard dans les rangs de la Troisième Internationale. Celle-ci, indissociable de la révolution d’Octobre qui lui avait donné le jour, était l’aboutissement du combat militant engagé en août 19141.

 

Rémi Adam

Rémi Adam, introduction à l'ouvrage "L'ennemi principal est dans notre pays qui regroupe des textes de  Lénine, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Pierre Monatte, Christian Rakovsky, Alfred Rosme, Léon Trotsky.
Tag(s) : #Militarisme. Rosa Luxemburg
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