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En 1898, Guillaume II fait voter par le parlement une première loi navale qui marque le coup d'envoi de cet axe significatif du développement impérialiste. Rosa Luxemburg consacre dès 1898 un certain nombre d'articles à ces lois et y reviendra à plusieurs reprises dans ses textes sur le développement du capitalisme, de l'impérialisme. Cet extrait de la brochure de Junius sur la crise de la social-démocratie allemande, écrite en prison en 1915, montre l'importance que Rosa Luxemburg leur accordait.

https://www.marxists.org/francais/luxembur/junius/rljcf.html - Ce texte est disponible dans une nouvelle traduction aux Editions Agone.

Les "puissances " qui se disputent la suprématie sur mer

Les "puissances " qui se disputent la suprématie sur mer

(extrait du chapitre : Le développement de l'impérialisme)

 

Cela apparut déjà dans le changement radical intervenu dans la politique militaire de l'Empire à la fin des années 90 avec les deux projets de loi sur la force navale, qui furent présentés coup sur coup en 1898 et 1899. Fait sans précédent, ils allaient doubler brusquement les effectifs de la flotte de guerre, et ils comportaient un plan énorme de construction navale calculé sur près de deux décennies. Cela ne représentait pas seulement une vaste réorganisation de la politique financière et de la politique commerciale du Reich (le tarif douanier de 1902 n'était que l'ombre qui suivait les deux lois sur la force navale), laquelle était le prolongement logique de la politique sociale et des rapports entre les classes et entre les partis à l'intérieur de la société ; les lois sur la force navale indiquaient avant tout un changement manifeste dans la politique extérieure du Reich, telle qu'elle avait prévalu depuis sa fondation. Alors que la politique de Bismarck reposait sur le principe que l'Empire était une puissance terrestre et devait le rester, la flotte allemande étant considérée tout au plus comme un accessoire superflu de la défense des côtes - le secrétaire d'État Hollmann déclarait lui-même en mars 1897 à la commission du budget du Reichstag : « Pour la défense des côtes, nous n'avons certes pas besoin d'une marine : les côtes se défendent très bien toutes seules » -, c'est un tout autre programme que l'on fixa : l'Allemagne devait devenir la première puissance sur terre et sur mer. De ce fait, on passait de la politique continentale de Bismarck à la politique mondiale, les armements étaient désormais destinés à l'attaque et non plus à la défense. Le langage des faits était si clair que l'on fournit même le commentaire nécessaire au Reichstag. Le 11 mars 1896, après le fameux discours du Kaiser à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de l'empire allemand, discours dans lequel le Kaiser avait développé le nouveau programme en guise d'avant-première au projet de loi, le leader du Zentrum, Lieber, parlait déjà de « plans navals illimités » contre lesquels il fallait protester vigoureusement. Un autre leader du Zentrum, Schadler, s'écria au Reichstag, le 23 mars 1898, à l'occasion du premier projet de loi sur la flotte de guerre : « Le peuple considère que nous ne pouvons pas être à la fois la première puissance sur terre et sur mer. Si tout à l'heure on me crie qu'on ne veut absolument pas de cela, je répondrai : oui, messieurs, vous en êtes au début, et à vrai dire un très copieux début. » Et lorsque vint le second projet de loi le même Schadler déclarait au Reichstag, le 8 février 1900, après avoir fait allusion à toutes les déclarations antérieures qui disaient qu'il ne fallait pas songer à de nouvelles lois sur la force navale : « [...] et aujourd'hui cette loi dérogatoire qui inaugure ni plus ni moins la création d'une flotte mondiale et l'établissement d'une politique mondiale, en doublant le volume de notre flotte au moyen d'un programme qui doit s'étendre sur près de deux décennies. » D'ailleurs le gouvernement lui-même exposa ouvertement le programme politique qui correspondait à la nouvelle orientation : le 11 décembre 1899, von Bülow, alors secrétaire d'État pour les Affaires étrangères, déclarait à l'occasion de la présentation du second projet de loi sur la force navale : « Si les Anglais parlent d'une Greater Britain, si les Français parlent d'une Nouvelle France, si les Russes se tournent vers l'Asie, de notre côté nous avons la prétention de créer une Grösseres Deutschland... Si nous ne construisions pas une flotte qui soit capable de défendre notre commerce et nos compatriotes à l'étranger, nos missions et la sécurité de nos côtes, nous mettrions en danger les intérêts les plus vitaux du pays. Dans les siècles à venir, le peuple allemand sera le marteau ou l'enclume. » Si on retire les fleurs de rhétorique de la défense des côtes, des missions et du commerce, il reste ce programme lapidaire : pour une Plus Grande Allemagne, pour une politique du marteau à l'égard des autres peuples. Contre qui ces provocations étaient-elles dirigées en premier lieu ? Cela ne faisait pas le moindre doute : la nouvelle politique agressive de l'Allemagne devait faire d'elle le concurrent de la première puissance navale au monde : l'Angleterre. Et c'est bien ainsi qu'on l'a compris dans ce pays. La réforme navale et les déclarations d'intentions qui l'accompagnaient suscitèrent en Angleterre la plus vive inquiétude, une inquiétude qui ne s'est pas calmée depuis lors. En mars 1910, Lord Robert Cecil déclarait à nouveau à la Chambre basse au cours du débat sur la flotte navale que chacun se demandait quelle raison plausible l'Allemagne pouvait bien avoir de construire une flotte gigantesque, sinon l'intention de rivaliser avec l'Angleterre. La rivalité sur mer qui durait des deux côtés depuis quinze ans, et finalement la construction fébrile des dreadnoughts et super-dreadnoughts, c'était déjà la guerre entre l'Allemagne et l'Angleterre. Le projet de loi maritime du 11 décembre 1899 était une déclaration de guerre de l'Allemagne, dont l'Angleterre accusa réception le 4 août 1914.

Bien entendu, cette rivalité sur mer n'avait rien à voir avec une quelconque rivalité économique au sujet de la maîtrise du marché mondial. Le « monopole anglais » sur le marché mondial, qui étranglait prétendument le développement économique de l'Allemagne, sur lequel on raconte aujourd'hui même tant de balivernes, c'est encore une de ces légendes patriotiques, parmi lesquelles on trouve aussi cette croyance indéracinable à la « revanche » d'une France furibonde. Dès les années 90, pour le malheur des capitalistes anglais, ce monopole n'était déjà plus que de l'histoire ancienne. Le développement industriel de la France, de la Belgique, de l'Italie, de la Russie, de l'Inde, du Japon, mais surtout de l'Allemagne et des États-Unis, y avait mis fin depuis la première moitié du XIXe siècle jusqu'aux années 60. Au cours des dernières décennies du siècle, tous les pays, les uns après les autres, faisaient leur entrée sur le marché mondial à côté de l'Angleterre, et le capitalisme se développait régulièrement et au pas de charge en direction d'une économie capitaliste mondiale. Quant à la suprématie maritime de l'Angleterre qui, aujourd'hui encore, provoque tant d'inquiétude même chez certains sociaux-démocrates allemands, et dont la destruction semble à ces braves être d'une nécessité urgente pour la prospérité du socialisme international, cette suprématie maritime - conséquence de l'expansion de l'Empire britannique sur les cinq continents - troubla si peu le capitalisme allemand jusqu'à présent que, sous son joug, il grandit tout au contraire avec une rapidité inquiétante pour devenir un robuste gaillard aux joues pleines de santé. C'est précisément l'Angleterre et ses colonies qui ont servi de tremplin à l'essor du gros capitalisme allemand, tout comme inversement l'Allemagne a été le client principal et le plus indispensable de l'Empire britannique. Bien loin de se contrarier mutuellement, les développements respectifs du gros capital anglais et du gros capital allemand étaient faits pour s'entendre et étaient enchaînés l'un à l'autre dans une vaste division du travail, ce qui fut favorisé dans une large mesure par le libre-échange anglais. Le commerce allemand des marchandises et ses intérêts sur le marché mondial étaient donc absolument étrangers au changement de front dans la politique allemande et à la construction de la flotte.

Quant aux possessions coloniales de l'Allemagne, elles n'étaient pas davantage susceptibles d'amener un affrontement mondial périlleux et une concurrence maritime avec l'Angleterre. La défense des colonies allemandes ne nécessitait pas que l'Allemagne détienne la suprématie maritime, car, de par leur nature, quasi-personne ne les enviait à l'Allemagne, et surtout pas l'Angleterre. Et si maintenant, au cours de la guerre, l'Angleterre et le Japon s'en sont emparés, il ne faut y voir qu'une mesure courante consécutive à l'état de guerre, tout comme l'appétit de l'impérialisme allemand se précipite maintenant sur la Belgique sans que personne ait jamais proposé avant la guerre d'annexer la Belgique : on l'aurait pris pour un fou. Jamais on n'en serait venu à une guerre, sur terre ou sur mer, à propos de l'Afrique du Sud ou du Sud-Est, de la Terre de Guillaume ou du bassin du Tsing-Tau ; tout juste avant la guerre, il y avait même un accord tout prêt entre l'Angleterre et l'Allemagne en vue d'assurer un partage équitable des colonies portugaises entre ces deux puissances.

Le développement de la puissance maritime et le déploiement de la bannière de la politique mondiale du côté allemand laissaient donc présager de nouvelles et considérables incursions de l'impérialisme dans le monde. Avec cette flotte offensive de première qualité et avec les accroissements militaires qui, parallèlement à sa construction, se succédaient à une cadence accélérée, c'était un instrument de la politique future que l'on créait, politique dont la direction et les buts laissaient le champ libre à de multiples possibilités. La construction navale et l'armement militaires constituaient en eux-mêmes l'affaire la plus colossale de la grosse industrie allemande, et, en même temps, ils ouvraient des perspectives infinies au capital des cartels et des banques qui brûlait d'étendre ses opérations au monde entier. Par là était acquis le ralliement de tous les partis bourgeois au drapeau de l'impérialisme. L'exemple des nationaux-libéraux, troupe de choc de l'industrie lourde impérialiste, fut suivi par le Zentrum, lequel, en acceptant en 1900 le projet de loi sur la force navale qu'il avait si hautement dénoncé parce qu'il inaugurait une politique mondiale, devenait définitivement un parti gouvernemental ; le parti libéral lui emboîta le pas à l'occasion du tarif douanier de famine qui faisait suite à la loi sur la flotte de guerre ; le parti des junkers fermait la marche, lui qui, d'adversaire farouche qu'il était de l'« épouvantable flotte » et de la construction du canal, était devenu un zélote et un parasite du militarisme maritime, du brigandage colonial et de la politique douanière qui leur était liée. Les élections parlementaires de 1907, appelées « élections de Hottentots », montrèrent à nu l'Allemagne bourgeoise tout entière, dans un paroxysme d'enthousiasme impérialiste, solidement réunie sous un seul drapeau, l'Allemagne de von Bülow, qui se sentait appelée à jouer le rôle de marteau du monde. Et ces élections, avec leur atmosphère de pogrom, un prélude à l'Allemagne du 4 août, étaient également une provocation qui visait non seulement la classe ouvrière allemande, mais tous les autres États capitalistes, un poing brandi vers aucun État en particulier, mais vers tous à la fois.

 

La ligue navale créée fin mai 1898 en campagne.http://www.hervedavid.fr/francais/14-18/Toudouze%20article.htm

La ligue navale créée fin mai 1898 en campagne.http://www.hervedavid.fr/francais/14-18/Toudouze%20article.htm

Tag(s) : #Militarisme. Rosa Luxemburg
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