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Les démocraties bourgeoises « réellement existantes » se caractérisent par deux dimensions profondément anti-démocratiques, étroitement liées : le militarisme et le colonialisme. Dans le premier cas, il s’agit d’une institution, l’Armée, hiérarchique, autoritaire et réactionnaire, qui constitue une sorte d’État absolutiste au sein de l’État démocratique. Dans le deuxième, il s’agit de l’imposition, par la force des armes, d’une dictature aux peuples colonisés par les empires occidentaux. Comme le rappelle Rosa Luxemburg dans Réforme ou révolution ? son caractère de classe oblige l’État bourgeois, même démocratique, à accentuer toujours plus son activité coercitive dans des domaines qui ne servent que les intérêts de la bourgeoisie, « à savoir le militarisme et la politique douanière et coloniale 9 ». La dénonciation de cette « activité coercitive », militariste et impérialiste, va être un des principaux axes de la critique adressée par Rosa Luxemburg à l’État bourgeois.

Du point de vue capitaliste, « le militarisme est actuellement devenu indispensable à un triple point de vue : 1) Il lui sert à défendre des intérêts nationaux en concurrence contre d’autres groupes nationaux ; 2) il constitue un domaine d’investissement privilégié, tant pour le capital financier que pour le capital industriel ; et 3) il lui est utile à l’intérieur pour assurer sa domination de classe sur le peuple travailleur. […] Deux traits spécifiques caractérisent le militarisme actuel : c’est d’abord son développement général et concurrent dans tous les pays ; on le dirait poussé à s’accroître par une force motrice interne et autonome : phénomène encore inconnu il y a quelques décennies ; c’est ensuite le caractère fatal, inévitable de l’explosion imminente, bien que l’on ignore l’occasion qui la déclenchera, les États qui seront d’abord touchés, l’objet du conflit et toutes les autres circonstances 10. »

Comme on le voit, Rosa Luxemburg avait prévu, dès 1898, une guerre mondiale suscitée par la concurrence entre puissances capitalistes nationales et par la dynamique incontrôlable du militarisme. C’est encore une de ces intuitions fulgurantes qui traversent le texte de Réforme ou révolution ?, même si elle ne pouvait pas, bien entendu, prévoir « les circonstances » du conflit.

Militarisme à l’intérieur et expansion coloniale à l’extérieur sont étroitement liés et conduisent à un déclin, une dégradation, une dégénérescence de la démocratie bourgeoise :

À cause du développement de l’économie mondiale, de l’aggravation et de la généralisation de la concurrence sur le marché mondial, le militarisme et le marinisme, instruments de la politique mondiale, sont devenus un facteur décisif de la vie extérieure et intérieure des grands États. Cependant si la politique mondiale et le militarisme représentent une tendance ascendante de la phase actuelle du capitalisme, la démocratie bourgeoise doit alors logiquement entrer dans une phase descendante. En Allemagne, l’ère des grands armements, qui date de 1893, et la politique mondiale inaugurée par la prise de Kiao-Tchéou 11, ont eu pour compensation deux sacrifices payés par la démocratie bourgeoise : la décomposition du libéralisme, et le passage du Parti du Centre de l’opposition au gouvernement 12.

L’analyse de Rosa Luxemburg est plus ample encore : elle se rend compte que le poids croissant de l’Armée dans la vie politique des démocraties bourgeoises résulte non seulement de la concurrence impérialiste mais aussi d’un facteur interne aux sociétés bourgeoises : la montée des luttes ouvrières. Dans un article antimilitariste de 1914, elle met en évidence deux tendances profondes qui renforcent la prépondérance politique des institutions militaires dans les États bourgeois :

Ces deux tendances sont, d’un côté, l’impérialisme qui entraîne un grossissement massif de l’armée, le culte de la violence militaire sauvage et une attitude dominatrice et arbitraire du militarisme vis-à-vis de la législation ; de l’autre côté, le mouvement ouvrier qui connaît un développement tout aussi massif, accentuant les antagonismes de classe et provoquant l’intervention de plus en plus fréquente de l’armée contre le prolétariat en lutte 13.

Cette « violence militaire sauvage » s’exerce, dans le cadre des politiques impérialistes, avant tout sur les peuples colonisés, soumis à une brutale oppression qui n’a rien de « démocratique ». La démocratie bourgeoise produit, dans sa politique coloniale, des formes de domination autocratique, dictatoriale. Dans un article de 1902 sur la Martinique, Rosa Luxemburg va dénoncer les massacres du colonialisme français à Madagascar, les guerres de conquête des États-Unis aux Philippines, ou de l’Angleterre en Afrique, ou enfin les agressions contre les Chinois commises, en bonne entente, par Français et Anglais, Russes et Allemands, Italiens et Américains 14.

Elle reviendra souvent sur les crimes du colonialisme, en particulier dans L’Accumulation du capital(1913). Reprenant le fil de la critique implacable de la politique coloniale dans le chapitre sur l’accumulation primitive dans le volume I duCapital, elle observe cependant qu’il ne s’agit pas d’un moment « initial » mais d’unetendance permanentedu capital : « Ici il ne s’agit plus d’une accumulation primitive, le processus continue jusqu’à nos jours. Chaque expansion coloniale est nécessairement accompagnée de cette guerre obstinée du capital contre les conditions sociales et économiques des indigènes, ainsi que du pillage violent de leurs moyens de production et de leur force de travail. » Il en résulte l’occupation militaire permanente des colonies et la répression brutale de leurs soulèvements, dont les exemples classiques sont le colonialisme anglais en Inde et le français en Algérie 15. En fait, cetteaccumulation primitive permanentese poursuit encore aujourd’hui, auxxie siècle, avec des méthodes distinctes du colonialisme classique, mais non moins féroces.

Michael Löwy

Sociologue et philosophe

Extraits du numéro 59 de la Revue Agone, Révolution et démocratie. Actualité de Rosa Luxemburg, septembre 2016.

http://pcfob.centerblog.net/2023-la-critique-de-la-democratie-bourgeoise-chez-rosa-luxemburg

 

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1Rosa Luxemburg, Réformesociale ou révolution ? [1898], inŒuvres I,Paris, Maspero, 1969, trad. Irène Petit, p. 39.

2Ibid.,p. 43.

3Ibid.,p. 67-68.

4Ibid.,p. 67.

5Ibid., p. 70.

6Ibid., p. 76.

7Ibid., p. 43.

8Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France 1898-1912, Œuvres complètes – Tome III, Toulouse/Marseille, Smolny/Agone, p. 223 pour la première citation et même ouvrage, éditions Belfond, 1971, p. 228 pour la deuxième.

9Rosa Luxemburg, Réformesociale ou révolution ?, in Œuvres I, op. cit.,p. 42.

10Ibid., p. 41.

11Le comptoir de Kiao-Tchéou (péninsule du Shandong, ville principale Tsing-Tao ou Qingdao) est le principal point d’appui allemand en Chine. Sa prise en 1897-1898 est une étape importante de la nouvelle « politique mondiale » (Weltpolitik) menée par l’empereur Guillaume II. [ndlr]

12Ibid.,p. 69. Dans l’opposition au moment de la création de l’Empire allemand et du Kulturkampf, le parti catholique Zentrum (« centre ») se rallie progressivement à la majorité gouvernementale à partir des années 1880, à la fois contre la montée du socialisme et pour la nouvelle politique coloniale. [ndlr]

13Rosa Luxemburg, « Le revers de la médaille » [avril 1914], in L’État bourgeois et la Révolution, op. cit., p. 41.

14Rosa Luxemburg, « Martinique » [1902], Gesammelte Werke 1/2, Berlin, Dietz Verlag, 1970, p. 250-251.

15Rosa Luxemburg, Die Akkumulation des Kapitals [1913], Gesammelte Werke 5,Berlin, Dietz Verlag, 1990, p. 318-319.

Tag(s) : #Militarisme. Rosa Luxemburg, #Colonialisme. Rosa Luxemburg
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