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Madeleine Rébérioux analyse l'ouvrage de G. Haupt "le Congrès manqué"

L'itinéraire d'un échec. Madeleine Rebérioux

Georges Haupt, Le Congrès manqué. L'Internationale à la veille de la première guerre mondiale. Étude et documents, « Bibliothèque socialiste ». [compte-rendu] sem-link sem-linkRebérioux Madeleine

 

Georges Haupt a retrouvé à l'Institut international d'Histoire sociale d'Amsterdam les rapports élaborés pour le dixième congrès socialiste international qui devait s'ouvrir à Vienne le 23 août 1914 : le congrès manqué... Et il en a fait le point de départ d'un volume qu'il présente dans la « Bibliothèque socialiste » où F. Maspero réédite des classiques du socialisme difficilement accessibles *, rassemble et compare des documents épars • ou publie des inédits*.

Ces rapports ne rentrent pas dans cette dernière catégorie, stricto sensu tout au moins. Ils furent en effet imprimés en juillet 1914 par le secrétariat du Bureau socialiste international et traduits le plus souvent, dans les trois langues officielles ; mais leur diffusion ne se fit jamais, en raison de la guerre et nul n'avait eu jusqu'à présent l'idée de les mettre à la disposition d'un large public. G. Haupt leur a d'ailleurs adjoint plusieurs textes inédits ■ qui proviennent de la partie des archives du B.S.I, que Camille Huysmans, qui fut son secrétaire de 1905 à 1914, a conservées à Anvers.

L'ensemble de ces documents occupe plus de la moitié du volume. Mais G. Haupt n'a pas voulu s'en tenir à leur présentation brute, même assortie de quelques notes explicatives et de notices biographiques utiles, quoique forcément sommaires. Il les a fait précéder d'une forte introduction de plus de cent pages, à travers laquelle transparaît sa connaissance des débats idéologiques de l'Internationale, des réalités qu'ils recouvrent et des conflits entre partis.

Sa réflexion s'oriente en fonction de la problématique de 1964 : comment comprendre l'effondrement de l'Internationale en 1914 ? Trahison des dirigeants, brusquement rongés par la rouille de l'opportunisme et reniant d'un coup les serments prêtés à Stuttgart et renouvelés à Bâle ? Submersion à la base du fait social par le fait national, de l'homme de classe par l'homme « global »? Si on laisse de côté, comme il convient, les épithètes polémiques, c'est bien entre ces deux explications que se déplace depuis cinquante ans l'historiographie traditionnelle, et, aussi, récente, comme l'a montré le numéro spécial du Mouvement Social consacré à juillet 1914 e.

A. Kriegel, toutefois, a introduit une nuance nouvelle dans ce débat en distinguant deux stratégies de l'Internationale : l'une, préventive et pacifique, qui visait à « interdire à la bourgeoisie le recours à la guerre » ; et l'autre, curative et révolutionnaire, se proposant de transformer la guerre bourgeoise en révolution prolétarienne, toutes deux au reste, quoique explicitement formulées à Stuttgart, restant assez obscures dans leur théorisation et peu poussées surtout dans l'étude des modalités pratiques.

C'est à un quatrième élément d'explication que G. Haupt fait appel et c'est ce qui donne à son livre un caractère plus percutant que ne le laisse penser son écriture tranquille.

Sa thèse s'appuie sur une chronologie rigoureuse absolument indispensable si l'on veut serrer l'événementiel et ne pas se laisser emporter par des schémas préconçus.

Elle repose aussi sur un original effort d'appréciation des analyses de l'impérialisme tentées par les théoriciens socialistes de toute tendance. On peut la résumer en quelques mots. Les positions adoptées au Congrès de Bâle (« guerre à la guerre », mobilisation intensive des forces du prolétariat contre l'affreuse menace) lui semblent tout conjoncturelles. Elles résultent de la gravité évidente de la crise balkanique de 1912 et de la dramatique conscience qui en fut prise, même dans les partis socialistes les plus portés à minimiser les dangers internationaux et à prêcher en ce domaine, comme la Social-Démocratie, un attentisme prudent.

En réalité, ni avant, ni après l'automne 1912 cet état d'esprit ne se retrouve. Avant le Congrès qu'a chanté Aragon, les contradictions entre les deux partis qui prétendent au leadership de l'Internationale, le parti allemand et la S.F.I.O., sont telles qu'aucune action internationale sérieuse contre la guerre ne peut être réellement envisagée, en particulier au moment des crises marocaines.

Et dès le début de 1918, l'analyse que fait l'Internationale de la situation diplomatique se modifie rapidement quoique sans déclarations fracassantes. Les appréciations formulées à Bâle sur le danger de guerre ou, implicites, sur les tendances du capitalisme sont profondément révisées. Les documents préparés par le Congrès de Vienne expriment au printemps de 1914 le point d'arrivée de cette révision.

Fin juillet ces analyses débouchent sur l'incapacité totale de l'Internationale de faire front à la guerre. C'est qu'elle n'y croyait plus guère. Le rapport de Haase, le nouveau président de la fraction social-démocrate au Reichstag (de tendance centre- gauche, il prendra personnellement position le 4 août contre le vote des crédits de guerre, mais, en séance publique, se ralliera au vote de la majorité), et celui du réformiste hollandais liegen mettent bien en évidence les raisons de la confiance qui s'empare en 1918-14 de la majorité de l'Internationale : la crise de 1912 a pu être localisée ; l'Angleterre et l'Allemagne, dont la rivalité était au cœur du conflit, se sont rapprochées ; du côté français (est-ce le seul ?), on a tendance à créditer l'Angleterre libérale du pouvoir d'éviter un heurt franco-allemand par trop violent ; liegen ajoute que « les armements modernes sont de telle nature et d'une telle envergure que les gouvernements reculent de plus en plus devant les conséquences incalculables qu'aurait une guerre entre les puissances d'aujourd'hui » : ce réformiste tient les propos qui furent jusqu'à sa mort en 1911 ceux du guesdiste français Paul Lafargue.

Il reste à expliquer qu'une conjonction diplomatique un peu moins tendue ait pu nourrir de tels espoirs et entretenir dans l'Internationale, si vigilante en 1912, un optimisme qu'on est bien tenté d'appeler béat. Il reposait en fait sur la manière dont était abordé et résolu, par la majorité de ceux qui s'y intéressaient, le problème de l'impérialisme que les analyses de Hobson en 1902, surtout celles de Hilferding en 1910 et de Rosa Luxemburg en 1913, avaient amené à inscrire à l'ordre du jour du Congrès de Vienne.

Trois rapports devaient en théorie lui être consacrés : une lettre de Dubreuilh à Huysmans en date du 25 juillet 1914 confirme que Jaurès ne rédigea pas le sien. Haupt publie ceux de Haase et de liegen,

mais, à juste raison, il montre que le texte le plus significatif est le rapport d'Otto Bauer sur le problème de la vie chère : analyse globale de l'évolution du capitalisme pendant la période de hausse des prix qui avait commencé à la fin du XIXe siècle, ce long exposé dont la formulation est marxiste et l'orientation totalement non révolutionnaire constitue en effet le support économique de l'attitude de l'Internationale en 1914. Il éclaire aussi, en profondeur, la vraie nature de l'austro-marxisme. Sans que Rosa Luxemburg soit nommée, en effet, c'est bien contre elle autant que contre ses critiques tribunistes ou contre Lénine, que se définit O. Bauer. A Hilferding (et à Kautsky en train de mûrir sa théorie du superimpérialisme) il emprunte l'idée fondamentale d'une expansion continue et de longue durée du capitalisme, instigatrice de vie chère dans la mesure où l'agriculture ne progresse pas au même rythme que l'industrie, et où la politique protectionniste sert les intérêts du grand capital, mais d'une vie chère que la classe ouvrière peut assez aisément combattre. A travers l'extension nationale des monopoles il décèle l'approche pacifique de la socialisation des moyens de production.

De leur extension internationale, Vliegen pour sa part tire la certitude de la solidarité économique croissante du capitalisme et de l'impuissance du fait colonial, maintenant que le partage du monde est achevé, à devenir motif de dissension : de Bauer à Vliegen et même à Haase la cohérence est totale.

Les prémisses économiques nourrissent l'optimisme diplomatique. Elles expliquent aussi le choix des moyens de lutte. Puisque la guerre a cessé (à court terme) d'être une lourde menace, il n'est point besoin de mobiliser contre elle les masses ouvrières, d'agiter le spectre de la grève générale. Qui sait au reste s'il n'y a pas danger grave pour la prospérité du parti à se faire le porte-parole de tels mots d'ordre ? 1. II suffit de populariser dans les Parlements et en s'appuyant sur les couches pacifiques de la bourgeoisie (très nombreuses si l'on pousse à leur terme les conséquences de l'analyse économique) l'idée d'arbitrage. Tel est l'itinéraire de la démobilisation, « l'itinéraire de l'échec ».

Quant au fond, les remarques scrupuleuses de G. Haupt, appuyées sur une connaissance unique de la vie du B.S.I., rejoignent celles que Lénine formula, une fois la guerre venue, sur l'évolution de l'Internationale. Une fois la guerre venue : on sait en effet, et en particulier depuis que Haupt a publié la correspondance échangée avant 1914 entre Lénine et Camille Huysmans \ que le leader bolchevik, tout en combattant impitoyablement les tendances avec lesquelles il avait des divergences, garda jusqu'en 1914 une partie de sa confiance dans la possibilité, pour ceux qui se réclamaient du marxisme, de maintenir la fidélité de l'Internationale à ses motions de Congrès.

La gauche elle-même ne faisait pas front : elle était brisée en tant de fractions et sur tant de points importants que ses conflits internes reléguaient au second plan ce qui l'unifiait — son analyse des contradictions grandissantes du capitalisme à l'époque de l'impérialisme, et ce qui, en bloc, l'opposait au mouvement de fond qui s'élevait sans rémission dans les partis socialistes. Était-il possible de définir, au tragique soleil de l'été 1914, une analyse capable d'entraîner l'Internationale tout entière ?

Camille Huysmans dont l'autorité avait considérablement grandi en une dizaine d'années était obsédé par l'impuissance du B.S.I, à résorber les divergences entre les fractions, à empêcher les scissions de se multiplier : Hollandais, Bulgares, Italiens, Polonais, Russes et jusqu'aux Chinois chez qui le socialisme naissait dans la division 2. De son point de vue d'observateur central, l'impuissance de l'Internationale à se constituer en bloc cohérent ne pouvait pas ne pas le frapper. Peut-être fut-il, au début d'août, le moins surpris de tous, sinon le moins désespéré : on aimerait en être sûr.

Jaurès, comme toujours tentait la synthèse : grève générale et arbitrage ; c'est le sens de la fameuse motion votée au Congrès de la S.F.I.O. du 14 juillet. Mais à court terme ? Quelque angoissé que soit le discours de Vaise, son auteur a sans doute minimisé l'acuité des contradictions impérialistes et, peut-être 3 l'ampleur de l'opposition allemande et de l'indifférence anglaise 4 à la tactique de grève que son tempérament de lutteur et son admiration pour le génie ouvrier lui avaient fait admettre comme le suprême recours contre la guerre. Il est vrai que des données françaises, très particulières, expliquent son optimisme : l'éclatante victoire remportée par la S.F.I.O. aux élections d'avril, le resserrement des liens entre socialistes et entre syndicalistes et socialistes. Le parti français pouvait passer pour un des moins divisés.

Les notes

P. 1353

1. G. Haupt, Correspondance entre V. Lénine et С Huysmans 1905-1914, préface de C. Huysmans. Paris. La Haye, Mouton, 1963. 2. Cf. Rapport d'activité du secrétariat du B.S.I, pour 1913 ; in Haxjpt, op. cit., p. 280 : « un parti socialiste a été formé à Shanghaï (Chine). Il s'est malheureusement scindé et les deux organisations ont demandé l'affiliation au B.S.I. Nous leur avons indiqué la procédure à suivre, tout en les exhortant à se fusionner au préalable ». 3. Ce n'est pas évident : l'attitude de Jaurès face à la Social-Démocratie en 1913-14 pourrait bien relever dans une large mesure de la pédagogie. Haupt discute cette question de manière stimulante dans une longue note (op. cit., pp. 114-116). 4. Keir Hardie avait fait transmettre aux syndicats anglais des centaines de questionnaires demandant leur avis sur la motion en faveur de la grève générale qui, depuis le Congrès de Copenhague, portait son nom et celui de Vaillant. Huit seulement lui sont revenus avec une réponse.

Le 30 juillet, à Bruxelles, l'Internationale juge qu'elle a encore un peu de temps : dix jours au moins, jusqu'à l'ouverture à Paris du Congrès primitivement prévu à Vienne... — Madeleine Rebérioux.

P. 1356

1. Georges Haupt, Le Congrès manqué. L'Internationale à la veille de la première guerre mondiale. Étude et documents. Paris, Maspéro, « Bibliothèque socialiste », 1965, 300 p.

2. Cf. Rosa Luxemburg, La Révolution russe et Grève de masses, parti et syndicat ; Paul Lafargue, Le Droit à la paresse.

S. Cf. Staline contre Trotsky, 1924-26 : la révolution permanente et le socialisme en un seul pays. Textes réunis et présentés par Giuliana Procacci.

4. Cf. Les bolcheviks et la Révolution d'octobre. Procès-verbaux du Comité Central du Parti bolchevique, août 1917-février 1918. Présentation et notes de Giuseppe Baffa (textes inédits en français).

5. En particulier le compte rendu de la réunion du B.S.I, du 29-30 juillet 1914 et le mémorandum du P.S.D. autrichien du 23 juillet. 6. Le Mouvement social, n° 49, oct.-déc. 1964. Kautsky salue Le Capital financier de Hilferding comme une suite au Capital. O. Bauer, G. Eckstein, Pannekaek critiquent très vivement L’Accumulation du Capital où Rosa Luxemburg résume et synthétise l'enseignement qu'elle vient de donner à l'École du Parti. Lénine les approuve.

P 1358

1. Cf. de ce point de vue l'intervention de Victor Adler au B.S.I, le 29 juillet (Haupt, p. 253) : « On risque d'anéantir le travail de trente ans, sans aucun résultat politique... nous devons sauvegarder nos institutions. »

P. 1359

1. G. Haupt, Correspondance entre V. Lénine et С Huysmans 1905-1914, préface de C. Huysmans. Paris. La Haye, Mouton, 1963.

2. Cf. Rapport d'activité du secrétariat du B.S.I, pour 1913 ; in Haxjpt, op. cit., p. 280 : « un parti socialiste a été formé à Shanghaï (Chine). Il s'est malheureusement scindé et les deux organisations ont demandé l'affiliation au B.S.I. Nous leur avons indiqué la procédure à suivre, tout en les exhortant à se fusionner au préalable ».

3. Ce n'est pas évident : l'attitude de Jaurès face à la Social-Démocratie en 1913-14 pourrait bien relever dans une large mesure de la pédagogie. Haupt discute cette question de manière stimulante dans une longue note (op. cit., pp. 114-116).

4. Keir Hardie avait fait transmettre aux syndicats anglais des centaines de questionnaires demandant leur avis sur la motion en faveur de la grève générale qui, depuis le Congrès de Copenhague, portait son nom et celui de Vaillant. Huit seulement lui sont revenus avec une réponse.

Tag(s) : #Impérialisme. Rosa Luxemburg
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