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10.1898. "La crise en France". "Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’on observe ce phénomène d’un pouvoir militaire, organe créé pour la défense, au service du corps social dans son ensemble, qui commence à mener une existence autonome, qui se retourne contre la société même et se maintient en vie à ses dépens."

La crise en France

28 octobre 1898

Le socialisme en France (1898 -1912), Œuvres complètes, Tome III, P 45- 50

 

La chute du cabinet Brisson et notamment l’ordre du jour de la Chambre qui la fit tomber ont montré, sans nulle équivoque ce qui fait la trame de la vie officielle de la France actuelle : la lutte du pouvoir bourgeois, c’est-à-dire de la République, contre le pouvoir militaire. Ce phénomène – la lutte entre une république bourgeoise et sa propre armée, le rôle énorme joué ces derniers temps en France par le pouvoir militaire – ne laisse pas de surprendre au premier abord.

 

 Il serait faux de considérer la campagne menée actuellement par les plus hauts chefs de l’armée contre la République comme une conspiration monarchiste. Bien entendu, le monarchisme cherche à exploiter à ses fins la crise ; il peut très bien, au premier tournant des choses en sa faveur, entrer en scène, et dans certaines conditions remporter la victoire. Ce n’est pourtant pas lui qui joue le rôle essentiel dans la crise actuelle, mais l’armée, le pouvoir militaire, qui livrent un combat désespéré contre la république. Il s’agit de l’existence même, des intérêts mêmes, du pouvoir militaire suprême ; le monarchisme agressif n’apparaît que comme son allié naturel dans la lutte contre le pouvoir civil républicain. L’armée joue maintenant un rôle autonome en France, et de ce fait a une signification historique étendue – on pourrait même dire : symptomatique.

 

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’on observe ce phénomène d’un pouvoir militaire, organe créé pour la défense, au service du corps social dans son ensemble, qui commence à mener une existence autonome, qui se retourne contre la société même et se maintient en vie à ses dépens. Spectacle que nous offrait déjà l’ancienne Rome des derniers siècles, lorsque l’armée des prétoriens s’érigea en maîtresse de l’État, établit sur le trône des empereurs et les renversa, dévasta et pilla le pays comme s’il s’agissait d’un territoire ennemi. C’est un tableau semblable que nous offrait l’ancienne Pologne au XVIIème siècle, lorsque l’armée ravagea le pays plus durement que les Turcs, dirigea de sa main la politique étrangère, à l’épouvante du pouvoir civil et de la société toute entière. Un tel phénomène, chaque fois, constitue un signe sûr, infaillible, de  l’effondrement de la société existante. Tout corps social fonctionne normalement aussi longtemps que ses divers organes exercent régulièrement leurs fonctions et, en particulier, se soumettent à l’ensemble. Mais quand la société va vers son déclin, les symptômes en sont avant tout que les divers organes et, en premier lieu la défense extérieure : l’armée, dégénèrent et acquièrent une existence autonome. Au lieu de servir la société, l’armée se dresse contre celle-ci et hâte son effondrement. Mais cette émancipation des intérêts de l’armée – car en elle-même l’armée n’a pas d’intérêts particuliers fondés dans la structure matérielle de la société – ne signifie pas autre chose que la corruption, l’esprit de clique, la prolifération de plus vils intérêts privés dans ses rangs.

 

C’est ce phénomène que nous constatons dans la France actuelle. L’affaire Dreyfus n’a revêtu une importance aussi énorme que parce qu’elle a, comme un abcès, mis au jour la pourriture morale et politique qui avait envahi l’armée. Et si c’est en France précisément que la corruption de l’armée a fait son chemin comme dans aucun autre  capitaliste, c’est dû entre autres, à la forme républicaine de l’Etat. Celle-ci en effet réalise au maximum la séparation de pouvoirs civils et militaire et, d’autre part, comme forme politique adéquate de l’évolution de la société bourgeoise, en accélère l’effondrement.

 

La France bourgeoise d’aujourd’hui est totalement impuissante devant le pouvoir militaire insolent qui relève la tête. Les milieux agrariens, ainsi que la haute finance, depuis toujours et a priori favorables aux idées monarchiques, espèrent faire servir la révolte des militaires à leurs plans antirépublicains. Néanmoins, la plus grande partie de la bourgeoisie, le parti des républicains à magot, est lui-même lié à l’armée par des fils innombrables – liens de famille, corruption commune et surtout peur du prolétariat-et ces liens sont si forts qu’il ne peut porter aucun coup contre le danger menaçant de la dictature militaire sans s’infliger à lui-même des blessures ...

Tag(s) : #Militarisme. Rosa Luxemburg
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