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1893. Le militarisme et le 1er mai au Congrès de Zurich.

Léon de SEILHAC “Les Congrès Ouvriers en France (1876-1897)”

 

LE CONGRÈS OUVRIER INTERNATIONAL DE ZURICH. (TENU EN AOÛT 1893).

http://www.antimythes.fr/syndicalisme/1893_congres_ouvrier_socialiste_international.pdf

Extrait sur le militarisme et le 1er mai :

 

L'importante question de l’attitude de la classe ouvrière en cas de guerre est introduite par un rapport déclamatoire de M. Plekanoff, un Russe qui ne trouve rien de mieux que de souhaiter «l'écrasement de son pays barbare et despotique par l'Allemagne civilisée et socialiste».

 

Sous prétexte de traduire le discours du rapporteur, M. Liebknecht explique qu'il y a deux propositions opposées: les Hollandais proposent «d'inviter le parti ouvrier international à se tenir prêt à répondre immédiatement à la déclaration d'une guerre, de la part des gouvernements, par une grève générale, partout où les ouvriers peuvent exercer une influence sur la guerre, et, dans les pays en question, par la grève militaire».

 

La majorité de la Commission déclare cette proposition irréalisable d'abord, anti-révolutionnaire ensuite, car, si on l'adoptait, le pays le plus socialiste serait livré sans défense au pays le plus retardataire. Et le Cosaque régnerait sur l’Europe. Il faut donc adopter la proposition allemande, qui flétrit le chauvinisme des classes dominantes, et déclare que, la chute du capitalisme équivalant à la paix universelle, la meilleure manière de supprimer la guerre, c'est de supprimer la domination des classes. - 2/7

 

M. Domela Nieuwenhuis soutient la proposition hollandaise.

 

Devant la gravité de la question, le Congrès décide, contrairement à son règlement, de ne pas limiter le temps de parole pour cette discussion d'une importance capitale.

 

M. Domela Nieuwenhuis est une physionomie bien caractéristique dans le Congrès: une tête fine d'apôtre, doucement énergique dans l'inébranlable conviction de l'idée sincère; un enthousiaste encore égaré parmi ces habiles, et qui souffre de se voir isolé dans une armée disciplinée, obéissant au doigt et à l'œil, aux mouvements commandés par les tacticiens allemands. D'une voix calme et sans éclat, il prononce, en français d'abord, en allemand ensuite, son discours, que la majorité hostile écoute en silence, gagnée malgré elle par la sincérité et l'émotion visible de l'orateur.

 

“On m'a traité d'imbécile, dit-il, de révolutionnaire et de fou. Je partage cette honte avec le Congrès de Paris en 1871 (?) qui émettait les voeux que je formule aujourd'hui. Notre proposition hollandaise peut être mauvaise, qu'on la discute! La proposition allemande, elle, ne dit rien, ne signifie rien. C'est une de ces déclarations platoniques, une de ces phrases que la ligue de la Paix prend pour des résolutions. Elle est si évidente par elle-même qu'il est superflu de la voter, tandis que nous, Hollandais, nous présentons un moyen efficace, direct et pratique, de mettre un terme à la guerre. Vous parlez des appétits chauvins de la bourgeoisie, mais les appétits chauvins existent chez les socialistes, hélas! comme chez les bourgeois. Grattez l’internationaliste, et vous trouverez au fond  de son cœur le patriotisme et le sentiment national. C’est ainsi que nous voyons un Bebel déclarer en plein Reichstag la guerre à la Russie, l'ennemie héréditaire! Ah! combien il y a cinquante ans, Henri Heine était moins chauvin que Bebel prêchant le massacre des Russes! On joue devant vous du Cosaque, comme on menace les enfants du diable ou du gendarme: on aurait cru entendre Bismarck effrayant son Reichstag. Vous dites que la Russie est la barbarie. Qui empêchera les Français républicains de dire que l’Allemagne est la barbarie, et qu'il faut marcher contre elle? Revenons aux principes du socialisme, à la fraternité des peuples. D'ailleurs, pourquoi nous menacer de l'invasion des barbares? L'invasion des barbares n'est pas toujours un mal, et le peu de civilisation que nous avons n'existerait pas, si les barbares n'avaient mêlé leur sang nouveau au sang appauvri et vicié du monde gréco-romain agonisant. En réalité, les chefs allemands font des concessions au militarisme. Où est le temps où Bebel disait: «Nous ne donnerons ni un homme, ni un groschen?» Prenez garde que l'habitude du parlementarisme ne vous fasse perdre de vue le but! Quand nous parlons de la grève militaire, nous ne parlons pas des hommes au service actif, qui seraient immédiatement écrasés, mais des soldats de la réserve qui resteraient paisiblement chez eux. Comment le Gouvernement aurait-il le temps et la force de les arrêter ou la place de les loger dans ses prisons? L'exemple ainsi donné par quelques-uns serait suivi par tout le peuple, qui a l'horreur du service militaire: la mobilisation sera ainsi rendue impossible. Mais alors ce sera la guerre civile? Soit! nous préférons la guerre civile, qui nous permettra d'écraser le capitalisme qui est le véritable ennemi, au lieu de lutter contre nos frères, les prolétaires étrangers. Et puis la seule crainte de cette guerre civile suffira à retenir les gouvernements tentés de déchaîner la guerre contre un autre pays. Quant à la grève générale que nous préconisons, à côté de la grève militaire, elle doit s'étendre en première ligne aux employés de chemins de fer et du télégraphe. Arrière les déclarations nuageuses; indiquez un moyen meilleur que le nôtre! Sinon, votez unanimes le moyen proposé, et les princes trembleront sur leurs trônes et réfléchiront à deux fois à parler encore de la guerre». (Les Hollandais applaudissent frénétiquement leur chef et les Allemands poussent des grognements furieux.)

 

“Je croirais avilir notre cause, répond M. Liebknecht, en apportant ici de mesquines questions personnelles. Mais je ne saurais laisser passer sans y répondre les paroles de Domela Nieuwenhuis. Dire que la démocratie socialiste allemande a passé à la cause du militarisme et du chauvinisme, c'est dire une contre-vérité, que nous avons réfutée d'avance par nos paroles et par nos actes. Contre le militarisme, nous n'avons pas reculé de l'épaisseur d'un cheveu. L'annexion de l'Alsace-Lorraine: nous l'avons condamnée comme une faute, nous l'avons flétrie comme un crime. (Applaudissements enthousiastes.) Je l'ai dit au Reichstag devant l'Allemagne militaire, je l'ai répété devant le peuple, je le confirme solennellement ici devant le prolétariat universel rassemblé. Cette opinion, nous l'avons payée, mes compagnons et moi, par des années de prison, dont le nombre, si on en fait le total, s'élèverait à un millier! Pas un homme, pas un sou! tel était notre programme. Depuis qu'elle existe, nous n'avons accordé à l'armée allemande ni un homme, ni un sou. (Enthousiastes acclamations de la délégation allemande.)

 

Et quand dernièrement on a demandé au peuple allemand s'il voulait continuer dans la voie du militarisme, c'est grâce à nous que la question s'est posée, c'est grâce à nous que la majorité du peuple allemand a répondu négativement à cette question. Et maintenant laissons les questions personnelles et venons au principe. Oui, si la proposition hollandaise était réalisable, nous la voterions des deux mains. Elle n'est qu'un vœu pieu, elle est irréalisable. Si elle était réalisable, c'est que nous serions les maîtres dans le domaine économique et politique, et alors il n'y aurait plus de guerre. Mais nous n'en sommes pas là: dans la Hollande neutre, une proposition semblable pouvait se produire. Elle ne peut prendre pied dans l'Allemagne militariste. On dit que notre proposition est une phrase, je crains que ce ne soit le cas pour la vôtre. Non, vous ne lutterez pas contre le Moloch du militarisme, en gagnant quelques individus isolés, en provoquant de puériles émeutes de casernes: vous livreriez au Moloch quelques malheureux, vous lui donneriez quelques victimes de plus. C’est la propagande infatigable qu'il faut, c'est notre esprit qu’il faut implanter dans l'armée. Quand la masse sera socialiste, le militarisme aura vécu. (Applaudissements enthousiastes de la délégation allemande). C’est à cela que nous autres, Allemands, nous avons travaillé, que nous travaillons, que nous travaillerons sans relâche. C'est ici, devant les représentants du prolétariat international, que j'en prends l'engagement solennel».

L'impression produite par ce discours est profonde. On a beau, parmi les initiés, traiter Liebknecht de «vieille mâchoire», sa parole enflammée, mais non déclamatoire, serrée et logique, produit son effet, et la cause de la proposition allemande est gagnée.

 

M. Adler, chef des socialistes autrichiens, vient lui donner l'appui de sa parole brusque et nerveuse. “Comment, dit-il, les Hollandais. pourraient-ils déclarer la guerre au militarisme? Ils n'en ont pas. Les Suisses pourraient suivre les mêmes errements, mais ils sont trop raisonnables pour le faire. Sans doute, théoriquement, la proposition hollandaise est logique, elle marque nos convictions intimes, nos aspirations profondes. Mais au jour de la réalisation, les Hollandais resteront isolés, car leur point de vue est étroit. Ne lançons jamais le peuple dans des rêveries absurdes, car c'est un crime de promettre ce que l'on sait ne pouvoir tenir”. “Vous parlez comme M. de Caprivi”, interrompt M. Domela Nieuwenhuis.

 

“Je souhaite, en effet, réplique M. Ader, que M de Caprivi parle comme moi. Vous avez dit que les princes trembleraient devant la menace d'une grève, je crois qu'ils en riront. Laissons parler ceux qui ne savent que parler: le passé a montré ceux qui ont agi, l'avenir montrera ceux qui savent agir”.

 

La discussion se termine sur une note comique que donne M. Brodger, délégué norvégien. «La guerre, dit-il, va éclater sous peu entre la Norvège et la Suède. Je suis persuadé que des deux côtés on trouvera des partisans résolus de la grève militaire, et je me range à la proposition hollandaise».

 

L'Assemblée se montre fort rassurée sur le sort des deux peuples frères.

 

Au nom de la délégation française, M. Dejeante, un chapelier qui parle vite et mal, mais avec conviction, prône la grève générale, pour écraser d'un même coup le capitalisme et le militarisme, ces deux têtes d'une même hydre. C’est comme ouvrier qu'il parle, dit-il, dans cette assemblée de politiciens.

 

Un autre délégué australien, M. Sceusa, déclare ne rien comprendre aux querelles des Européens. Si on voulait le forcer à porter un fusil, il commencerait par tirer sur son commandant et il se tuerait ensuite. Cette conclusion simpliste égaie l'assemblée. Enfin la proposition hollandaise est repoussée et on adopte la proposition allemande suivie de l'amendement Volders ainsi concu: “A côté de la propagande active dans l'armée, il faut qu'en tous pays les représentants socialistes dans les Parlements s'engagent : 1- à refuser le budget militaire, 2- à proposer sans se lasser le désarmement”.

 

La question du Premier Mai appelle à la tribune M. Adler. “Nous ne voulons pas, dit-il, qu'on ôte au socialisme son côté sentimental, car, si nous repoussons les propositions nébuleuses et utopiques, nous ne voulons pas qu'on sacrifie le cœur à la tête, le sentiment à la stricte logique.

 

Eh bien! nous avons eu la douleur de voir que les Allemands n'ont pas chômé au 1er mai 1892. Nous souhaitons qu'ils s'en repentent et reviennent à mieux agir».

 

“On dit, réplique M. BEBEL, que nous n'avons pas fêté avec assez de sérieux la journée du Premier mai! Le Congrès de Bruxelles a décidé de laisser à chaque pays une certaine autonomie dans le choix du jour et de la forme que doit revêtir la manifestation. Les Allemands ont cru devoir faire comme ils pouvaient, et ils feront de même à l'avenir. Précipiter les ouvriers congédiés par leurs patrons dans la misère serait une conduite criminelle. Nous voulons le chômage là où il est possible, nous le refusons partout où il serait dangereux».

 

Cette déclaration opportuniste est mal accueillie par la majorité de l'assemblée. La discussion est close après un discours amusant de M. Sceusa (Australien), qui explique qu'en Australie le 1er mai est au commencement de l'hiver, ce qui rendrait la manifestation un peu froide.

 

Les propositions de la Commission sont adoptées, malgré l'opposition de M. Bebel. Cest le premier échec, d'ailleurs peu important, qu'ait éprouvé jusque-là l'omnipotence germanique. Voici le texte de ces résolutions: Le Congrès décide: Qu'il y a lieu d'avoir une démonstration unique pour les travailleurs de tous les pays; que cette démonstration aura lieu le premier mai, et recommande le chômage partout où cela n'est pas impossible. Le Congrès décide en outre: 1- La démocratie socialiste de chaque pays a le devoir de faire tout ce qu'elle peut pour parvenir à la réalisation du chômage et d'encourager toute tentative faite dans ce sens par les différentes organisations locales; 2- La manifestation du premier mai pour la journée de huit heures doit en même temps affirmer en chaque pays l'énergique volonté de la classe ouvrière de mettre fin par la transformation sociale aux différences de classes et de manifester ainsi par la seule voie (sic) qui conduit à la paix dans l'intérieur de chaque nation et à la paix internationale.

Le texte complet :

 

Le Congrès de Zurich avait à son ordre du jour une dizaine de questions, dont une seule aurait suffit à épuiser l’activité d’une assemblée délibérant pendant un mois. Il avait cinq jours et demi pour les discuter et il perdit deux jours à débattre des conditions d’entrée au Congrès. Il s'agissait d’en interdire l'accès aux anarchistes, venus nombreux comme représentants des syndicats et de groupes d’études. Le comité d’organisation, appuyé par une décision du comité préparatoire de Bruxelles, proposait un article premier dont voici la teneur exacte : Sont admis au Congrès, tous les syndicats professionnels ouvriers, ainsi que ceux des partis et associations socialistes reconnaissant la nécessité de l’organisation ouvrière et de l’action politique. La question était ainsi nettement posée. Reconnaître la nécessité de l’organisation ouvrière est impossible à un anarchiste logique qui ne doit vouloir aucune organisation quelconque; admettre une action politique, c’est ce que ne peuvent accepter les socialistes indépendants qui dénoncent comme une trahison la participation des Bebel et Liebknecht aux travaux du Reichstag. D'autre part, refuser la seconde partie de l'article, c'est à la fois blâmer indirectement la tactique des chefs socialistes “orthodoxes” et s’aliéner définitivement les Trades-unions anglaises, qui veulent à tout prix un Congrès ouvrier s’occupant des moyens pratiques de réaliser des réformes ouvrières. Un délégué français, M. Leclerc, propose, au nom de la majorité de ses collègues, de supprimer dans le texte proposé les mots “et de l'action politique”. Les maintenir, dit l'orateur, serait porter atteinte à la liberté de conscience des associations ouvrières. M. Maweray, tailleur de Londres, soutient le droit des anarchistes à participer au Congrès. Quand on a exécuté l'empereur de Russie Alexandre II, n'était-ce pas une action politique? Les socialistes assurent qu'ils n'hésiteront pas un jour à employer la force, les anarchistes veulent l’employer de suite : la différence est minime. Afin de préciser encore la pensée des socialistes, M. Bebel explique le sens qu'il donne aux termes d’action politique. L'action politique signifie:«l’utilisation des droits politiques et de la machinerie législative pour la conquête, par le prolétariat, de la puissance politique». Puis, avec véhémence et dédain, il attaque les anarchistes, avec lesquels il n'y a pas à discuter, puisque leurs idées et les idées socialistes sont aux antipodes. Pourquoi perdre trois jours à bavarder avec des gens qu'il faudra mettre à la porte à la fin du troisième jour? Quant aux socialistes indépendants, ils n'ont ni programme, ni volonté, ni dénomination: ils sont plus les ennemis de la démocratie sociale, que de la bourgeoisie. Il faut être aveugle pour ne pas voir que certaines réformes - suppression du travail de nuit pour les femmes, journée de huit heures - ne pourront et n'ont pu être conquises que par la voie législative .M. Cahan ( Américain) appuie les paroles de M. Bebel. «Un anarchiste travaillant parmi les socialistes, dit-il, c'est comme un cuisinier qui voudrait faire frire une glace à la vanille». Enfin, après deux jours de débats bruyants, le fameux article premier est voté (par seize nationalités contre l'Espagne et la France), ainsi que l'amendement Bebel qui en explique le sens. Les opposants sortent plus ou moins volontairement de la salle, et, devant la Tonnhalle, un court échange de coups de canne soulage l'énervement légitime des deux camps opposés. Les anarchistes vont tenir un Congrès dissident au casino d’Aussersihl.

 

Les délégués restant au Congrès se divisent en 65 Anglais, 153 Allemands, 1 Australien, 34 Autrichiens, 18 Belges, 2 Bulgares, 2 Danois, 2 Espagnols, 3 Américains, 38 Français, 6 Hollandais, 10 Hongrois, 5 Roumains, 1 Russe, 1 Serbe, 1 Norvégien et 101 Suisses.

 

La vérification des mandats occasionne de bruyantes discussions. La bataille s'engage sur l'exclusion, décidée par la délégation allemande et ratifiée par la majorité du bureau du Congrès, de dix socialistes indépendants, dont les plus connus sont Werner et Landauer de Berlin, les fougueux ennemis du trio directeur de la démocratie sociale Bebel, Singer et Liebknecht. De nombreux discours sont prononcés et la séance menace de se prolonger fort tard, lorsque les Anglais énervés déclarent qu'ils en ont assez «de ce débat mesquin et inutile». Si la clôture n'est pas votée, la délégation anglaise se retirera. Sur cet ultimatum la discussion prend fin. Voilà trois jours que siège le Congrès et l'ordre du jour n'est pas entamé!

 

A la motion proposée au Congrès, sur la question de la Journée de huit heures, la délégation française aurait voulu joindre la fixation légale du salaire minimum et l'interdiction légale des heures supplémentaires. « A quoi sert de travailler moins, dit M. Chausse, si le salaire devient insuffisant? Comment autoriser des heures supplémentaires si le but est de donner de l'ouvrage à plus de bras? Comment empêcher de travailler, douze ou quinze heures, celui qui travaille aux pièces?». «Réclamer la journée de huit heures, ajoute M. Coda (Italien) sans fixation d'un minimum de salaire serait une absurdité. Les bourgeois, dont les magasins sont encombrés, ne demandent pas mieux. Mais l'ouvrier qui aura reçu trois francs au lieu de cinq, qu'aura-t-il gagné à cela?».  C'est la logique même, mais le Congrès semble décidé à poser le principe, sans se laisser entraîner dans les difficultés de l'application. M. Kleims (Anglais) dit le mot juste en affirmant que les ouvriers anglais, qui ne sont pas unanimes à demander la journée de huit heures, le seraient bien moins encore à exiger la fixation du salaire minimum. Il faut provisoirement séparer les deux questions.

 

L'amendement Chausse est écarté par douze nationalités. Il est soutenu par l'Espagne, la France, l'Italie, la Roumanie, la Norvège et la Serbie. La Belgique s'abstient.

 

La proposition suisse avec l'amendement anglais est adoptée.

 

Cette proposition préconise comme moyen de réalisation internationale de la journée de huit heures l'«organisation syndicale et politique, sur une base nationale et internationale, de la classe ouvrière, et l’agitation et la propagande, en faveur de la journée de huit heures, par cette organisation». Les représentants au sein des parlements nationaux doivent «s'entendre en vue d'une action commune pour l'introduction internationale, par la législation, de la journée de huit heures».

 

L'amendement anglais charge les députés socialistes «de demander aux gouvernements la convocation d'une conférence internationale, chargée d'examiner cette question».

 

L'importante question de l’attitude de la classe ouvrière en cas de guerre est introduite par un rapport déclamatoire de M. Plekanoff, un Russe qui ne trouve rien de mieux que de souhaiter «l'écrasement de son pays barbare et despotique par l'Allemagne civilisée et socialiste».

 

Sous prétexte de traduire le discours du rapporteur, M. Liebknecht explique qu'il y a deux propositions opposées: les Hollandais proposent «d'inviter le parti ouvrier international à se tenir prêt à répondre immédiatement à la déclaration d'une guerre, de la part des gouvernements, par une grève générale, partout où les ouvriers peuvent exercer une influence sur la guerre, et, dans les pays en question, par la grève militaire».

 

La majorité de la Commission déclare cette proposition irréalisable d'abord, anti-révolutionnaire ensuite, car, si on l'adoptait, le pays le plus socialiste serait livré sans défense au pays le plus retardataire. Et le Cosaque régnerait sur l’Europe. Il faut donc adopter la proposition allemande, qui flétrit le chauvinisme des classes dominantes, et déclare que, la chute du capitalisme équivalant à la paix universelle, la meilleure manière de supprimer la guerre, c'est de supprimer la domination des classes. - 2/7

 

M. Domela Nieuwenhuis soutient la proposition hollandaise.

 

Devant la gravité de la question, le Congrès décide, contrairement à son règlement, de ne pas limiter le temps de parole pour cette discussion d'une importance capitale.

 

M. Domela Nieuwenhuis est une physionomie bien caractéristique dans le Congrès: une tête fine d'apôtre, doucement énergique dans l'inébranlable conviction de l'idée sincère; un enthousiaste encore égaré parmi ces habiles, et qui souffre de se voir isolé dans une armée disciplinée, obéissant au doigt et à l'œil, aux mouvements commandés par les tacticiens allemands. D'une voix calme et sans éclat, il prononce, en français d'abord, en allemand ensuite, son discours, que la majorité hostile écoute en silence, gagnée malgré elle par la sincérité et l'émotion visible de l'orateur.

 

“On m'a traité d'imbécile, dit-il, de révolutionnaire et de fou. Je partage cette honte avec le Congrès de Paris en 1871 (?) qui émettait les voeux que je formule aujourd'hui. Notre proposition hollandaise peut être mauvaise, qu'on la discute! La proposition allemande, elle, ne dit rien, ne signifie rien. C'est une de ces déclarations platoniques, une de ces phrases que la ligue de la Paix prend pour des résolutions. Elle est si évidente par elle-même qu'il est superflu de la voter, tandis que nous, Hollandais, nous présentons un moyen efficace, direct et pratique, de mettre un terme à la guerre. Vous parlez des appétits chauvins de la bourgeoisie, mais les appétits chauvins existent chez les socialistes, hélas! comme chez les bourgeois. Grattez l’internationaliste, et vous trouverez au fond  de son cœur le patriotisme et le sentiment national. C’est ainsi que nous voyons un Bebel déclarer en plein Reichstag la guerre à la Russie, l'ennemie héréditaire! Ah! combien il y a cinquante ans, Henri Heine était moins chauvin que Bebel prêchant le massacre des Russes! On joue devant vous du Cosaque, comme on menace les enfants du diable ou du gendarme: on aurait cru entendre Bismarck effrayant son Reichstag. Vous dites que la Russie est la barbarie. Qui empêchera les Français républicains de dire que l’Allemagne est la barbarie, et qu'il faut marcher contre elle? Revenons aux principes du socialisme, à la fraternité des peuples. D'ailleurs, pourquoi nous menacer de l'invasion des barbares? L'invasion des barbares n'est pas toujours un mal, et le peu de civilisation que nous avons n'existerait pas, si les barbares n'avaient mêlé leur sang nouveau au sang appauvri et vicié du monde gréco-romain agonisant. En réalité, les chefs allemands font des concessions au militarisme. Où est le temps où Bebel disait: «Nous ne donnerons ni un homme, ni un groschen?» Prenez garde que l'habitude du parlementarisme ne vous fasse perdre de vue le but! Quand nous parlons de la grève militaire, nous ne parlons pas des hommes au service actif, qui seraient immédiatement écrasés, mais des soldats de la réserve qui resteraient paisiblement chez eux. Comment le Gouvernement aurait-il le temps et la force de les arrêter ou la place de les loger dans ses prisons? L'exemple ainsi donné par quelques-uns serait suivi par tout le peuple, qui a l'horreur du service militaire: la mobilisation sera ainsi rendue impossible. Mais alors ce sera la guerre civile? Soit! nous préférons la guerre civile, qui nous permettra d'écraser le capitalisme qui est le véritable ennemi, au lieu de lutter contre nos frères, les prolétaires étrangers. Et puis la seule crainte de cette guerre civile suffira à retenir les gouvernements tentés de déchaîner la guerre contre un autre pays. Quant à la grève générale que nous préconisons, à côté de la grève militaire, elle doit s'étendre en première ligne aux employés de chemins de fer et du télégraphe. Arrière les déclarations nuageuses; indiquez un moyen meilleur que le nôtre! Sinon, votez unanimes le moyen proposé, et les princes trembleront sur leurs trônes et réfléchiront à deux fois à parler encore de la guerre». (Les Hollandais applaudissent frénétiquement leur chef et les Allemands poussent des grognements furieux.)

 

“Je croirais avilir notre cause, répond M. Liebknecht, en apportant ici de mesquines questions personnelles. Mais je ne saurais laisser passer sans y répondre les paroles de Domela Nieuwenhuis. Dire que la démocratie socialiste allemande a passé à la cause du militarisme et du chauvinisme, c'est dire une contre-vérité, que nous avons réfutée d'avance par nos paroles et par nos actes. Contre le militarisme, nous n'avons pas reculé de l'épaisseur d'un cheveu. L'annexion de l'Alsace-Lorraine: nous l'avons condamnée comme une faute, nous l'avons flétrie comme un crime. (Applaudissements enthousiastes.) Je l'ai dit au Reichstag devant l'Allemagne militaire, je l'ai répété devant le peuple, je le confirme solennellement ici devant le prolétariat universel rassemblé. Cette opinion, nous l'avons payée, mes compagnons et moi, par des années de prison, dont le nombre, si on en fait le total, s'élèverait à un millier! Pas un homme, pas un sou! tel était notre programme. Depuis qu'elle existe, nous n'avons accordé à l'armée allemande ni un homme, ni un sou. (Enthousiastes acclamations de la délégation allemande.) - 3/7

 

Et quand dernièrement on a demandé au peuple allemand s'il voulait continuer dans la voie du militarisme, c'est grâce à nous que la question s'est posée, c'est grâce à nous que la majorité du peuple allemand a répondu négativement à cette question. Et maintenant laissons les questions personnelles et venons au principe. Oui, si la proposition hollandaise était réalisable, nous la voterions des deux mains. Elle n'est qu'un vœu pieu, elle est irréalisable. Si elle était réalisable, c'est que nous serions les maîtres dans le domaine économique et politique, et alors il n'y aurait plus de guerre. Mais nous n'en sommes pas là: dans la Hollande neutre, une proposition semblable pouvait se produire. Elle ne peut prendre pied dans l'Allemagne militariste. On dit que notre proposition est une phrase, je crains que ce ne soit le cas pour la vôtre. Non, vous ne lutterez pas contre le Moloch du militarisme, en gagnant quelques individus isolés, en provoquant de puériles émeutes de casernes: vous livreriez au Moloch quelques malheureux, vous lui donneriez quelques victimes de plus. C’est la propagande infatigable qu'il faut, c'est notre esprit qu’il faut implanter dans l'armée. Quand la masse sera socialiste, le militarisme aura vécu. (Applaudissements enthousiastes de la délégation allemande). C’est à cela que nous autres, Allemands, nous avons travaillé, que nous travaillons, que nous travaillerons sans relâche. C'est ici, devant les représentants du prolétariat international, que j'en prends l'engagement solennel».

L'impression produite par ce discours est profonde. On a beau, parmi les initiés, traiter Liebknecht de «vieille mâchoire», sa parole enflammée, mais non déclamatoire, serrée et logique, produit son effet, et la cause de la proposition allemande est gagnée.

 

M. Adler, chef des socialistes autrichiens, vient lui donner l'appui de sa parole brusque et nerveuse. “Comment, dit-il, les Hollandais. pourraient-ils déclarer la guerre au militarisme? Ils n'en ont pas. Les Suisses pourraient suivre les mêmes errements, mais ils sont trop raisonnables pour le faire. Sans doute, théoriquement, la proposition hollandaise est logique, elle marque nos convictions intimes, nos aspirations profondes. Mais au jour de la réalisation, les Hollandais resteront isolés, car leur point de vue est étroit. Ne lançons jamais le peuple dans des rêveries absurdes, car c'est un crime de promettre ce que l'on sait ne pouvoir tenir”. “Vous parlez comme M. de Caprivi”, interrompt M. Domela Nieuwenhuis.

 

“Je souhaite, en effet, réplique M. Ader, que M de Caprivi parle comme moi. Vous avez dit que les princes trembleraient devant la menace d'une grève, je crois qu'ils en riront. Laissons parler ceux qui ne savent que parler: le passé a montré ceux qui ont agi, l'avenir montrera ceux qui savent agir”.

 

La discussion se termine sur une note comique que donne M. Brodger, délégué norvégien. «La guerre, dit-il, va éclater sous peu entre la Norvège et la Suède. Je suis persuadé que des deux côtés on trouvera des partisans résolus de la grève militaire, et je me range à la proposition hollandaise».

 

L'Assemblée se montre fort rassurée sur le sort des deux peuples frères.

 

Au nom de la délégation française, M. Dejeante, un chapelier qui parle vite et mal, mais avec conviction, prône la grève générale, pour écraser d'un même coup le capitalisme et le militarisme, ces deux têtes d'une même hydre. C’est comme ouvrier qu'il parle, dit-il, dans cette assemblée de politiciens.

 

Un autre délégué australien, M. Sceusa, déclare ne rien comprendre aux querelles des Européens. Si on voulait le forcer à porter un fusil, il commencerait par tirer sur son commandant et il se tuerait ensuite. Cette conclusion simpliste égaie l'assemblée. Enfin la proposition hollandaise est repoussée et on adopte la proposition allemande suivie de l'amendement Volders ainsi concu: “A côté de la propagande active dans l'armée, il faut qu'en tous pays les représentants socialistes dans les Parlements s'engagent : 1- à refuser le budget militaire, 2- à proposer sans se lasser le désarmement”.

 

La question du Premier Mai appelle à la tribune M. Adler. “Nous ne voulons pas, dit-il, qu'on ôte au socialisme son côté sentimental, car, si nous repoussons les propositions nébuleuses et utopiques, nous ne voulons pas qu'on sacrifie le cœur à la tête, le sentiment à la stricte logique. - 4/7

 

Eh bien! nous avons eu la douleur de voir que les Allemands n'ont pas chômé au 1er mai 1892. Nous souhaitons qu'ils s'en repentent et reviennent à mieux agir».

 

“On dit, réplique M. BEBEL, que nous n'avons pas fêté avec assez de sérieux la journée du Premier mai! Le Congrès de Bruxelles a décidé de laisser à chaque pays une certaine autonomie dans le choix du jour et de la forme que doit revêtir la manifestation. Les Allemands ont cru devoir faire comme ils pouvaient, et ils feront de même à l'avenir. Précipiter les ouvriers congédiés par leurs patrons dans la misère serait une conduite criminelle. Nous voulons le chômage là où il est possible, nous le refusons partout où il serait dangereux».

 

Cette déclaration opportuniste est mal accueillie par la majorité de l'assemblée. La discussion est close après un discours amusant de M. Sceusa (Australien), qui explique qu'en Australie le 1er mai est au commencement de l'hiver, ce qui rendrait la manifestation un peu froide.

 

Les propositions de la Commission sont adoptées, malgré l'opposition de M. Bebel. Cest le premier échec, d'ailleurs peu important, qu'ait éprouvé jusque-là l'omnipotence germanique. Voici le texte de ces résolutions: Le Congrès décide: Qu'il y a lieu d'avoir une démonstration unique pour les travailleurs de tous les pays; que cette démonstration aura lieu le premier mai, et recommande le chômage partout où cela n'est pas impossible. Le Congrès décide en outre: 1- La démocratie socialiste de chaque pays a le devoir de faire tout ce qu'elle peut pour parvenir à la réalisation du chômage et d'encourager toute tentative faite dans ce sens par les différentes organisations locales; 2- La manifestation du premier mai pour la journée de huit heures doit en même temps affirmer en chaque pays l'énergique volonté de la classe ouvrière de mettre fin par la transformation sociale aux différences de classes et de manifester ainsi par la seule voie (sic) qui conduit à la paix dans l'intérieur de chaque nation et à la paix internationale.

 

Sur la question du Travail des femmes, de nombreuses oratrices réclament la parole. Ce sont Mesdames Kautsky, Eugénie Claceys, Adélaïde Dvorak, Clara Zetkin, Marguerite Irwin.

 

Les conclusions de la Commission sont votées par acclamations. En voici le texte:

 

1- Journée maxima de huit heures pour les femmes et de six heures pour celles âgées de moins de dixhuit ans; 2- Journée de repos ininterrompu (sic) de 36 heures par semaine; 3- Suppression du travail de nuit; 4- Défense du travail des femmes dans toutes les industries nuisibles à la santé; 5- Défense du travail des femmes enceintes deux semaines avant et quatre semaines après l'accouchement ; 6-  Nomination d'inspectrices du travail dans toutes les branches d'industries où des femmes sont occupées; 7- Application des mesures ci-dessus à toutes les femmes occupées dans des usines, des ateliers, des magasins, dans l'industrie domestique ou agricole.

 

Enfin le Congrès aborde la grosse question de la Tactique politique du parti socialiste. Cette question est scindée en deux paragraphes: 1- Parlementarisme et agitation électorale, 2- Législation directe par le peuple. La proposition de la Commission, présentée par M. Vandervelde, proclame ce principe:

 

«L'action politique n'est qu'un moyen, et même un moyen accessoire, mais le but est l'émancipation économique du prolétariat. L'action législative est impuissante, quand elle n'est pas fondée sur une solide organisation ouvrière nationale et internationale. Cependant, pour réaliser des réformes d'intérêt immédiat, il faut une action politique, soit dans des Parlements, soit parmi les ouvriers, qui tous doivent conquérir d'abord leurs lois politiques. Mais il importe de mettre en première ligne sur les programmes, pour éviter les défaillances possibles, le but révolutionnaire du mouvement socialiste, qui poursuit la transformation complète de la société actuelle, au point de vue économique, politique et moral. En outre, il est déclaré que jamais l'action politique ne peut servir de prétexte à des compromissions ou des alliances qui porteraient atteinte aux principes ou à l'indépendance des partis socialistes: n'oublions pas qu'en certains pays il faut encore louvoyer avec le radicalisme bourgeois pour obtenir le suffrage universel. Là même où le suffrage universel existe, il faut qu'il ne soit plus faussé par des circonscriptions arbitraires, comme en Allemagne; il faut surtout le compléter par le droit d'initiative, le référendum et la représentation proportionnelle. Avec cette tactique-là, nons vaincrons rapidement les partis bourgeois, impuissants et divisés».

 

Le point de vue opposé à celui de la Commission est nettement indiqué par la proposition du parti ouvrier de Hollande: “Le Congrès recommande aux partis ouvriers de tous les pays de ne se servir des élections, que dans un but d'agitation; de ne faire entrer leurs représentants dans les parlements que pour protester contre l'ordre capitaliste, et de leur défendre de se mêler aux travaux parlementaires; le Congrès doit s'expliquer sur la tendance de certains socialistes qui veulent faire du socialisme une réglementation du travail et établir une sorte de socialisme d'État sous une forme nouvelle; le Congrès examine la possibilité d'une entente entre les socialistes révolutionnaires et les communistes anarchistes”.

 

Ce projet est défendu par M. Vliegen (Hollandais), qui combat “le parlementarisme corrupteur des plus socialistes”: “Les compromis avec les partis bourgeois, dit-il, la prédominance des intérêts de clocher amènent les députés socialistes à oublier leur principes, à perdre de vue le but poursuivi: la guerre des classes. Ne tendons jamais la main aux partis bourgeois, montrons-leur toujours le poing”.

 

Mais voici à la tribune M. Liebkkecbt. “On nous reproche, dit-il, de n'avoir pas placé assez nettement notre action politique sur le terrain révolutionnaire... C’est une erreur. Le programme du socialisme allemand est de tous les programmes le plus radical. Ceux qui nous trouvent aujourd’hui trop avancés ont tout appris de nous; sans nous ils n’existeraient même pas. Mais laissons ces attaques, qui  ne nous atteignent pas, et venons à la question qui est à l’ordre du jour. La tactique est une question d’un ordre essentiellement pratique: il n’y a pas de tactique révolutionnaire: il y a une seule tactique, c’est le but qui est révolutionnaire.  La tactique, elle, varie d’une époque à l’autre, d’un pays à l’autre. Si l’Allemangne était aujourd’hui dans la situation de la Russie, les socialistes allemands n’emploieraient pas d’autres tactiques que celles des nihilistes russes. Nous pensons qu’il faut mettre en oeuvre contre l’Etat actuel, contre la Société actuelle, tous les moyens que nous donnent l’Etat actuel et la Société actuelle. Là où le suffrage universel existe, nous l’utilisons; là où il n’existe pas encore,nous cherchons à le conquérir. Comme la tactique, la puisssance politique (Staats machinerie) n’est en elle-même ni réactionnaire,ni révolutionnaire: elle est ce que sont ceux qui la détiennent. Elle n’est qu’un instrument qui fait ce que veut le parti qui la manie. Aujourd’hui cette puissance est une arme que l’on emploie contre nous: demain, ce sera une arme que nous emploierons contre nos adversaires. C’est l’épée dont l’ennemi nous frappe, saisissons-la pour la diriger contre lui! Voilà pourquoi nous admettons l’action politique”.

 

“Nous avons déjà lu cela!” s’écrit Cornelissen. “Oui, répond Liebknecht, et nous l’avons fait avant que vous fussiez né! On a parlé de corruption exercée sur les députés socialistes par le parlementarisme. Si nous sommes des corrompus, pourquoi ne nous exclut-on pas du parti comme des brebis galeuses? On a flétri les compromis avec les partis bourgeois avancés. Nous autres, Allemands, nous n’en voulons pas chez nous, parce que ces compromis y sont inutiles et impossibles: mais pourquoi interdirions-nous aux socialistes des autres pays d’en conclure, là où ils sont nécessaires pour le développement de notre parti? Et puis, nous croyons aux actes plus qu’aux paroles. Si le prolétariat veut s’émanciper du joug capitaliste, il faut d’abord qu’il s’émancipe du joug de la phrase révolutionnaire.  Sans doute celui qui agit peut se tromper et se trompe: celui-là ne se trompe jamais, comme le jeune muscadin qui m'a interrompu, qui n'a jamais rien fait! Sans doute le général qui conduit ses troupes en avant fait parfois un écart à droite ou à gauche.  Qu'importe, s'il ne perd jamais de vue la véritable direction.  Citoyens,  je vous adjure d'oublier  toute  division, et d'avoir confiance  pour diriger la lutte en ceux qui ont été là à la première heure de la bataille”.

 

M. Allemane veut la législation directe par le peuple, dont la Suisse a donné la première l'exemple à l'Europe. “Chose étrange! dit-il, ce sont les compatriotes du grand Karl Marx qui, aujourd'hui, sont le plus éloignés de ses principes. Le grand théoricien allemand l'a dit : la commune ne doit pas être parlementaire; elle doit être ouvrière, à la fois législative et exécutive. Qu'est-ce là, sinon la législation directe par le peuple? En France, les bontés récentes du parlementarisme nous ont convaincus de la nécessité urgente de cette évolution. A l’ouïe des scandales affreux du monde parlementaire, notre coeur a bondi d'indignation, mais le peuple n'a pas bougé, révélant ainsi la corruption de l'esprit public. Au nom du socialisme, au nom de l'avenir, je vous conjure d'étudier partout la législation directe par le peuple”.

 

Enfin le vote a lieu: toutes les nationalités admettent la tactique préconisée par la Commission, sauf la Hollande.

 

Dès lors le Congrès renonce à discuter à fond les questions encore inscrites à l'ordre du jour. Il se borne à entendre les rapports présentés sur les questions peu controversées. C’est ainsi que sur la proposition de M. Jaclard la résolution suivante est votée par acclamation:

 

Le Congrès affirme le droit de la communauté au sol et au sous-sol. Le Congrès déclare qu’un des devoirs les plus impérieux, pour la démocratie socialiste dans tous les pays, est d'organiser les travailleurs agricoles, aussi bien que les travailleurs industriels, et de les incorporer dans les rangs de la grande armée du socialisme universel. Le Congrès décide que toutes les nationalités présenteront au prochain Congrès un rapport sur les progrès de la propagande dans les campagnes et en général sur la situation agraire dans leurs pays respectifs. Les rapports indiqueront notamment quelle attitude, quels moyens et quelle méthode de propagande les socialistes considèrent comme le mieux appropriés à la situation agraire dans leur pays, à l'égard des différentes catégories de travailleurs agricoles: salariés, petits propriétaires, métayers, etc. Le Congrès décide que la question agraire, en raison de son importance capitale et de l'attention insuffisante qui lui a été accordée jusqu'ici dans les Congrès internationaux, figurera à l'ordre du jour du prochain Congrès, et en tête de cet ordre du jour.

 

M. Volders propose l'organisation par corporations, la formation en fédération nationale des associations de même métier, la création de fédérations internationales formées par les groupements fédéraux de même métier. On aurait ainsi une vaste association syndicale internationale correspondant de pays à pays par l'intermédiaire des secrétariats du travail.

La proposition Volders est adoptée par douze voix contre six.

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Léon de SEILHAC “Les Congrès Ouvriers en France (1876-1897)”

Tag(s) : #Militarisme. Rosa Luxemburg
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