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La Chine dans les écrits économiques

Dans l'Accumulation du Capital

Page 11, 1er chapitre, objet de la recherche

 

Dans une société communiste agraire primitive, la reproduction, comme d'ailleurs tout le plan de la vie économique, est déterminée par la collectivité des travailleurs et ses organes démocratiques. La décision de la reprise du travail, son organisation, la recherche de su conditions préliminaires : matières premières, instruments, forces de travail, enfin la fixation des dimensions et de la répartition de la reproduction, sont le résultat de la collaboration méthodique de la totalité des membres de la communauté. Dans une exploitation esclavagiste ou dans un domaine féodal, la reproduction est imposée sur la base de rapports de domination personnelle et est réglée dans tous ses détails, ses dimensions étant limitées par le droit de disposition du maître ou du seigneur sur une quantité plus ou moins grande de forces de travail étrangères. Dans la société capitaliste, la reproduction a un caractère tout particulier, ce dont il est facile de se rendre compte par un simple coup d’œil jeté sur certaines caractéristiques spéciales. Dans toutes les autres formes de société historiques connues, la reproduc­tion se fait régulièrement, dans la mesure où les conditions de cette reproduction, les moyens de production et les forces de travail existantes le permettent. Seules, des influences d'ordre extérieur, telles qu'une guerre dévastatrice ou une peste, entraînant avec elles une dépopulation et, par là, une destruction en masse de forces de travail et de moyens de production, peuvent avoir pour résultat d'interrompre la reproduction sur de vastes territoires de vieille culture et cela pour un temps plus ou moins long, ou, tout au moins, de la restreindre considérablement. De semblables phénomènes peuvent être amenés par la fixation despotique du plan de la production. Quand la volonté d'un pharaon, dans l'ancienne Égypte, enchaîna pour des dizaines d'années des milliers de fellahs à la construction des pyramides, ou quand, dans l'Égypte moderne, Ismaël pacha fit travailler, en qualité de serfs, 20000 fellahs à la cons­truction du canal de Suez, ou quand l'empereur Schi Hoang Ti, le fondateur de la dynastie Tsin, exténua, 200 ans avant Jésus-Christ, toute une génération et sacrifia quatre cent mille hommes, morts de faim et d'épuisement, pour construire la Grande Muraille, à la frontière septentrionale de la Chine, la conséquence fut, dans tous ces cas, que d'immenses surfaces de terres paysannes restèrent incultes, ce qui eut pour résultat d'interrompre pour de longues périodes toute vie économique régulière. Mais, dans chacun de ces cas, ces interruptions s'expliquaient manifestement par l'intervention arbitraire de la volonté personnelle dans la vie économique, en général. Il en est tout autrement dans la société capitaliste. Dans certaines périodes, nous voyons que, bien que les moyens de production matériels et les forces de travail nécessaires à la reproduction existent en quantité suffisante et que les besoins de la société ne soient pas entièrement satisfaits, la reproduction est interrompue complète­ment ou en partie. Mais ici, la cause n'en incombe plus aux interventions despotiques dans le domaine de la vie économique. En régime capitaliste, en effet, la reproduction dépend, abstraction faite de toutes conditions d'ordre technique, de cette seule condition sociale : à savoir que seuls sont fabriqués les produits dont on est sûr qu'ils seront réalisés, échangés contre de l'argent, et non seulement réalisés, mais encore réalisés avec un certain profit. Le profit, comme fin et moteur principal, domine ici par conséquent non seulement la production, mais aussi la reproduction, c'est-à-dire non seulement l'organisation du processus du travail et la répartition des produits, mais aussi la question de savoir si, dans quelles dimensions et dans quel sens sera repris le processus du travail, une fois terminée une première période de travail. « Si la production a la forme capitaliste, il en va de même de la reproduction [1]. »

 

Dans les sociétés esclavagistes ou le servage, le processus de reproduction est déterminé par la relation de domination. Il peut être interrompu par des catastrophes ou par des décisions du despote.

 

Pyramides, canal de Suez, la construction du mur de Chine : « la conséquence en était dans tous ces cas que des territoires entiers restent en friche, que la vie économique a été interrompue pour de longues périodes. Mais les interruptions du processus de reproduction avaient des causes claires, tout à fait visibles dans chacun de ces cas dans la décision unilatérale du plan de reproduction par la relation de domination. Il en va différemment dans les sociétés où règne la production capitaliste. »

Page 334 - 335, 341 – 342 28ème chapitre, L’introduction de l’économie marchande

Un exemple classique du commerce « pacifique » avec les sociétés arriérées est fourni par l'histoire moderne de la Chine à laquelle les Européens ont fait la guerre tout au long du XIX° siècle pour l'ouvrir par la force au commerce. Persécutions des chrétiens provoquées par les missionnaires, désordres suscités par les Européens, massacres périodiques où une population de paysans pacifiques et sans défense dut se mesurer avec la technique perfectionnée des forces européennes alliées, lourdes contributions de guerre, système de la dette publi­que, d'emprunts européens, de contrôle européen des finances avec comme consé­quence l'occupation des forteresses chinoises, ouverture forcée de ports libres et concessions de chemin de fer obtenues sous la pression des capitalistes européens, telles furent les méthodes employées pour ouvrir la Chine au commerce des mar­chandises depuis le milieu du XIX° siècle jusqu'à la révolution chinoise.

objet de consom­mation du peuple ». En 1821 encore 4 628 caisses d'opium étaient importées en Chine pour un prix moyen de 1 325 dollars, puis le prix tomba de 50 %, et en «L'ère de l'ouverture de la Chine à la civilisation européenne, c'est-à-dire à l'échan­ge de marchandises avec le capital européen, fut inaugurée par la guerre de l'opium, par laquelle la Chine fut contrainte d'acheter ce poison des plantations indiennes pour aider les capitalistes anglais à le monnayer. Au XVII° siècle la culture de l'opium fut introduite au Bengale par la Compagnie anglaise des Indes orientales et l'usage du stupéfiant fut répandu en Chine grâce à sa filiale de Canton. Au début du XIX° siècle, le prix de l'opium avait tellement baissé qu'il devint bientôt un 1825 l'impor­tation chinoise s'éleva à 9 621 caisses, en 1830 à 26 670 caisses  [1].

Les effets désastreux de la drogue et notamment de l'espèce la plus commune et la moins chère dont usait la population pauvre, devinrent une calamité publique et obligèrent la Chine à en prohiber l'importation. Dès 1828, le vice-roi de Canton avait interdit l'importation de l'opium, mais cette mesure ne réussit qu'à détourner le trafic vers d'autres ports. L'un des censeurs de Pékin fut chargé d'une enquête à ce sujet et rédigea le rapport suivant :

« J'ai appris que les fumeurs d'opium ont un tel désir de cette drogue néfaste qu'il font tout pour s'en procurer la jouissance. S'ils n'ont pas l'opium à l'heure habituelle, ils se mettent à trembler, des gouttes de sueur coulent sur leur front et sur leur visage et ils sont incapables de se livrer à la moindre occupation. Mais dès qu'on leur apporte une pipe d'opium, ils en aspirent quelques bouffées et sont aussitôt guéris.

« L'opium est donc devenu pour tous ceux qui le fument un besoin absolu, et il ne faut pas s'étonner que lorsqu'ils sont convoqués par l'Autorité publique ils préfèrent subir n'importe quel châtiment plutôt que de révéler le nom de celui qui leur fournit l'opium. Parfois on apporte des présents aux autorités locales pour les inciter à tolérer ce mal ou à interrompre une enquête commencée. La plupart des marchands qui fournissent des marchandises à Canton vendent également de l'opium au marché noir.

« Je suis d'avis que l'opium est un mal bien plus grand que le jeu et qu'il faudrait punir les fumeurs d'opium aussi sévèrement que les joueurs. »

Le censeur proposait de condamner chaque fumeur d'opium découvert à quatre-vingts coups de bambou, celui qui refuserait d'indiquer le nom du vendeur à cent coups de bambou et à un exil de trois ans. Et avec une franchise inconnue des auto­rités européennes, le Caton de Pékin terminait son rapport par la réflexion suivante : « Il semble que l'opium soit surtout importé par des fonctionnaires indignes qui, en accord avec des négociants cupides, le font parvenir à l'intérieur du pays ; là ce vice est d'abord pratiqué par des jeunes gens de bonne famille, par de riches particuliers et des marchands et il se répand finalement dans le peuple. J'ai appris qu'il existe des fumeurs d'opium dans toutes les provinces, non seulement parmi les fonctionnaires civils mais aussi dans l'armée. Tandis que les fonctionnaires des différents districts renforcent par des édits l'interdiction légale de la vente de l'opium, leurs parents, leurs amis, leurs subordonnés, leurs serviteurs continuent à fumer comme aupara­vant et les négociants profitent de l'interdiction pour faire monter les prix. La police, elle-même, gagnée à ces habitudes, achète la drogue au lieu d'aider à la faire disparaître, et c'est aussi la raison pour laquelle les inter­dictions et les mesures légales restent peu appliquées  [2]. »

A la suite de ce rapport, on promulgua en 1833 une loi plus sévère qui rendait chaque fumeur d'opium passible de cent coups de bambou et de deux mois de pilori. Les gouverneurs des provinces durent rendre compte dans leurs rapports annuels des résultats de la lutte contre l'opium. La campagne eut le double effet suivant : d'une part on se mit à cultiver le pavot sur une grande échelle à l'intérieur de la Chine, en particulier dans les provinces de Honan, de Se-Tchouan et de Kweitchan, et, d'autre part, l'Angleterre déclara la guerre à la Chine pour l'obliger à lever l'embargo sur l'opium. C'est alors que commença « l'ouverture » glorieuse de la Chine à la culture européenne sous la forme de pipes d'opium.

La première attaque porta sur Canton. Les fortifications de la ville sur le bras principal de l'estuaire du fleuve Perle étaient très primitives. La seule défense consistait, chaque jour au coucher du soleil, à barrer le fleuve par des chaînes de métal fixées à des poteaux ancrés dans l'eau à des distances différentes. Il faut ajouter que les canons chinois n'avaient pas de hausse leur permettant de régler leur tir, ils étaient donc assez inoffensifs. C'est avec ces défenses primitives, tout juste bonnes à empêcher quelques navires de commerce d'entrer dans le port, que les Chinois subirent la première attaque anglaise. Dix navires de guerre anglais suffirent pour forcer l'entrée du port, le 7 septembre 1839. Les 16 jonques de guerre et les 13 bateaux-pompes que les Chinois mirent en ligne pour leur défense furent bombardés et dispersés en trois quarts d'heure. Après cette première victoire les Anglais réussirent à renforcer leur flotte de guerre et passèrent au début de 1841 à une nou­velle attaque. Cette fois ils attaquèrent à la fois la flotte et le port. La flotte chinoise consistait en un certain nombre de jonques de guerre. La première fusée incendiaire pénétra dans la chambre à poudre d'une jonque, faisant sauter celle-ci avec tout son équipage. Peu de temps après, 11 jonques, y compris le bateau amiral, furent détruites, le reste de la flotte chercha son salut dans une fuite éperdue. Les opérations à terre prirent un peu plus de temps. L'artillerie chinoise était totalement inefficace ; les Anglais avancèrent au beau milieu des fortifications, grimpèrent jusqu'à un point stratégique qui n'était même pas gardé et massacrèrent d'en haut les Chinois sans défense. La bataille se solda par les pertes suivantes : du côté chinois 600 morts, du côté anglais 1 mort et 30 blessés, dont plus de la moitié avaient été atteints par l'explosion accidentelle d'un réservoir de poudre. Quelques semaines plus tard les Anglais se livraient à un nouvel exploit. Il s'agissait de s'emparer des forts d'Anunghoy et de Nord Wantong. Les Anglais disposaient pour cette tâche de 12 vaisseaux de ligne entièrement équipés. Par ailleurs, les Chinois négligeant encore une fois l'essentiel, avaient omis de fortifier l'île de Sud Wantong. Ainsi les Anglais purent débarquer en toute tranquillité une batterie pour bombarder le fort d'un côté tandis que les croiseurs le prenaient sous leur feu de l'autre côté. Quelques minutes suffirent pour chasser les Chinois des forts. Le débarquement eut lieu sans rencontrer la moindre résistance. La scène inhumaine qui suivit - selon un rapport anglais - restera toujours dans la mémoire des officiers anglais comme un sujet de remords. Les Chinois, en effet, cherchant à s'enfuir de leurs retranchements, étaient tombés dans les fossés, qui étaient remplis de soldats sans défense suppliant qu'on leur fasse grâce. Les Sepoys tirèrent sans relâche - contre l'ordre de leurs officiers, paraît-il - sur cette masse de corps humains étendus à terre. C'est ainsi que Canton fut ouverte au commerce des marchandises.

Les autres ports connurent le même sort. Le 4 juillet 1841 trois bateaux de guerre anglais armés de 120 canons apparurent au large des îles à l'entrée de la ville de Mingpo. Le lendemain d'autres vaisseaux se joignirent aux premiers. Le soir l'amiral anglais envoya un message au gouverneur chinois exigeant la capitulation des îles. Le gouverneur déclara qu'il n'était pas en mesure de résister mais qu'il ne pouvait se rendre sans ordre de Pékin : il demandait donc un délai. Ce délai ne lui fut pas accordé, et à deux heures et demie du matin, les Anglais assaillirent l'île sans défense. En neuf minutes, le fort et les maisons situées sur la plage étaient réduits en un tas de cendres fumantes. Les troupes débarquèrent sur la côte abandonnée et couverte de lances, de sabres, de boucliers, de fusils brisés, où gisaient quelques morts ; ils s'avancèrent jusqu'aux remparts de la ville insulaire de Tinghaï. Le lendemain matin, avec le renfort des équipages de bateaux nouvellement arrivés, ils posèrent des échelles contre les murailles qui étaient à peine protégées et, quelques minutes plus tard ils étaient maîtres de la ville. Les Anglais proclamèrent cette victoire glorieuse dans un ordre du jour modeste : « Le sort avait décidé que le matin du 5 juillet 1841 serait un jour mémorable où le drapeau de Sa Majesté d'Angleterre flotterait au-dessus de la plus belle île de l'Empire Céleste du Milieu, première bannière euro­péenne s'élevant victorieuse au-dessus de ces contrées florissantes  [3]».

Le 25 août 1841, les Anglais arrivèrent en vue de la ville d'Amoy dont les forts étaient équipés de plusieurs centaines de canons du plus grand calibre chinois. Comme la plupart de ces canons étaient parfaitement inefficaces et comme par ailleurs les commandants chinois étaient peu préparés à soutenir une attaque, la prise du port fut, une fois encore, un jeu d'enfants. Protégés par un tir continu, les vais­seaux anglais s'approchèrent des murailles de Koulangsou, puis les marins débarquè­rent et repoussèrent après une courte résistance les troupes chinoises. 26 jonques de guerre équipées de 120 petits canons qui avaient été abandonnées par leur équipage, furent prises par les Anglais. Une batterie servie par des Tatares résista héroïquement au feu réuni de cinq bateaux anglais. Après avoir débarqué, les Anglais les attaquè­rent par derrière et les massacrèrent dans un bain de sang.

C'est ainsi que se termina la glorieuse guerre de l'opium. Par le traité de paix du 27 août 1842, l'île de Hong-Kong fut cédée aux Anglais: en outre, Canton, Amoy, Fou-Tchéou, Mingpo et Shangaï durent être ouvertes au commerce. Quinze ans plus tard il y eut une deuxième guerre contre la Chine. menée cette fois par les Anglais et les Français réunis. En 1857, les troupes alliées attaquèrent Canton avec le même héroïsme que pendant la première guerre. La paix de Tientsin en 1858 avait pour clauses la libre exportation de l'opium, l'ouverture du pays au commerce et le droit pour les missions de pénétrer à l'intérieur de la Chine. Dès 1859, les Anglais ouvri­rent à nouveau les hostilités et décidèrent de détruire les fortifications chinoises au bord du Peiho. Mais ils furent repoussés après une bataille meurtrière qui fit 464 victimes, morts et blessés  [4].

L'Angleterre et la France avaient de nouveau réuni leurs forces. A la fin du mois d'août 1860, des troupes anglaises de 12 600 hommes et des troupes françaises de 7 500 hommes, réunies sous le commandement du général Cousin-Montauban, com­men­cèrent par s'emparer des forts de Takou sans tirer un seul coup de fusil, puis pénétrèrent jusqu'à Tientsin et enfin avancèrent jusque devant Pékin. Le 21 septembre 1860 eut lieu la bataille sanglante de Palikao, qui livra Pékin aux puissances européennes. Les vainqueurs entrèrent dans la ville à peu près désertée et absolument sans défense et commencèrent par piller le palais impérial ; le général Cousin, plus tard maréchal et « comte de Palikao », participa personnellement et activement au pillage. Mais Lord Elgin fit incendier le palais « en guise de représailles »  [5].

Les puissances européennes obtinrent alors le droit d'avoir des ambassadeurs à Pékin et à Tientsin, et d'autres villes furent ouvertes au commerce. Tandis qu'en Angleterre, à Londres, à Manchester et dans d'autres régions industrielles une ligue anti-opium luttait contre la diffusion de ce stupéfiant, et qu'une commission nommée par le Parlement en proclamait la nocivité, la convention de Tchifou en 1876 garan­tissait la libre exportation de l'opium en Chine. En même temps tous les traités signés avec la Chine garantissaient aux Européens - négociants ou missionnaires - le droit d'acquérir des terres. La fraude consciente joua ici son rôle à côté de la force des armes. Non seulement l'ambiguïté des textes du traité préparait les voies à l'extension progressive des territoires occupés par le capital européen dans les ports affermés, mais des falsifications reconnues du texte chinois de la convention supplémentaire française de 1860, traduit par l'abbé Delamarre, missionnaire catholique, permirent d'extorquer des concessions aux Chinois : les missions reçurent l'autorisation d'acqué­rir du terrain non seulement dans les ports affermés mais encore dans toutes les provinces de l'empire. La diplomatie française et les missions protestantes en parti­culier furent unanimes à condamner l'escroquerie raffinée du religieux ; elles n'en tinrent pas moins à exiger l'application de ce droit élargi des missions françaises et à en réclamer l'extension aux missions protestantes  [6].

L'ouverture de la Chine au commerce, introduite par la guerre de l'opium, fut scellée par la série des « affermages » et par l'expédition chinoise de 1900, où la défen­se des intérêts commerciaux du capital européen se transforma ouvertement en un pillage international des terres. L'impératrice douairière soulignait ce contraste entre la théorie initiale et la pratique des « civilisateurs » européens en Chine, lors­qu'elle écrivait à la reine Victoria après la prise des forts de Takou :

« A Votre Majesté, salut ! Au cours de toutes les négociations entre l’Angleterre et l'empire chinois depuis le début des relations entre les deux pays, il n'a jamais été question d'extension territoriale de la part de la Grande-Bretagne, mais uniquement de son désir ardent de servir les intérêts de son commerce. Constatant le fait que notre pays est précipité dans une guerre pénible, nous nous rappelons que 70 % ou 80 % du commerce chinois se font avec l'Angleterre. En outre, vos tarifs douaniers maritimes sont les plus bas du monde et vous imposez peu de limitations à l'impor­tation étrangère dans vos ports. Pour ces raisons nos relations amicales avec les négociants anglais dans les ports affermés se sont maintenues sans interruption pendant le dernier demi-siècle pour notre avantage à tous deux. Mais un changement soudain s'est produit et une méfiance générale s'est élevée contre nous. C'est pourquoi nous vous prions de songer que, si par quelque combinaison de circonstan­ces, notre Empire venait à perdre son indépendance et si les puissances s'unissaient pour exécuter leur plan concerté de longue date, à savoir s'emparer de notre terri­toire - (dans une dépêche envoyée en même temps à l'empereur du Japon, l'impulsive Tsou Hsi parle ouvertement « des puissances avides de l'Occident dont les regards de tigre affamé se portent en notre direction ») - cette action aurait des conséquences désastreuses pour votre commerce. Actuellement notre empire s'efforce de mettre sur pied une armée et d'assurer les moyens de sa défense. Cependant nous faisons confiance à vos bons offices de médiation et nous attendons impatiemment votre décision  [7]. »

Entre-temps, au cours de chaque guerre, les civilisateurs européens se livraient au pillage et au vol sur une grande échelle dans les palais impériaux chinois, dans les bâtiments publics et les monuments de la civilisation antique, tant en 1860, lorsque les Français pillèrent le palais impérial avec ses trésors inestimables, qu'en 1900, lorsque « toutes les nations » dérobèrent à l'envi les biens publics et privés. Destruc­tion des villes les plus anciennes et les plus importantes, ruine de l'agriculture dans de vastes régions, pression fiscale insupportable pour le paiement des contributions de guerre, tels étaient les phénomènes qui accompagnaient chaque attaque européenne et allaient de pair avec les progrès du commerce. Chacun des plus de quarante ports affermés chinois (treaty-ports) a été acheté par des flots de sang, des massacres et des ruines.

https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_28.htm


Page 392, 31eme chapitre, Protectionnisme et accumulation

 

Cobden et Bright, en réclamant le libre-échange, notam­ment l'abais­se­ment des prix des biens de consommation, prétendaient défendre les intérêts du consommateur : mais il ne s'agissait pas de l'ouvrier qui mange du pain, mais du capitaliste qui consomme la force de travail.

Cet évangile ne traduisait jamais réellement les intérêts de l'accumulation capita­liste dans son ensemble. En Angleterre même, il fut démenti dès les années 1840 par les guerres de l'opium, qui prêchaient par la canonnade l'harmonie des intérêts des nations commerçantes en Extrême-Orient. passant ensuite, avec l'annexion de Hong-Kong, à l'opposé de cette doctrine, au système des « sphères d'intérêts »  [1]. Sur le con­ti­nent européen, le libre-échange des années 1860 n'expri­ma jamais les intérêts du capital industriel, parce que les pays libre-échangistes du continent étaient à l'époque des pays principalement agricoles, et que la grande industrie y était peu développée. Le système du libre-échange fut bien plutôt appliqué comme une mesure politique en vue de constituer des nouveaux États nationaux en Europe centrale. En Allemagne, selon les vues de Manteuffel et de Bismarck, c'était un instrument spécifiquement prussien pour mettre l'Autriche à la porte de la Confé­dération allemande et de l'union douanière, et pour créer le nouvel empire alle­mand sous l'hégémonie de la Prusse. Économiquement, le libre-échange s'appuyait seule­ment sur les intérêts du capital marchand, notamment sur le capital des villes hanséa­tiques pour qui le commerce international était d'importance vitale, et sur les intérêts agricoles des consommateurs ; quant à l'industrie elle-même, seule celle du fer put être gagnée au libre-échange et encore ne put-on lui arracher que la concession de l'abolition des douanes rhénanes. L'industrie textile d'Allemagne du Sud resta intran­sigeante et maintint son opposition protectionniste. En France, les ailes qui inaugurè­rent le libre-échange par les clauses préférentielles furent conclus par Napoléon III sans le consentement et même contre la volonté de la Chambre, consti­tuée par les industriels et les agrariens. Le gouverne­ment du Second Empire se contenta d'instau­rer comme pis-aller des traités commer­ciaux, qui furent acceptés faute de mieux par l'Angleterre - pour ne pas susciter d'opposition parlementaire en France et pour établir en fin de compte le libre-échange sur une base internationale derrière le dos du corps législatif. Le premier traité impor­tant entre la France et l'Angleterre surprit l'opinion publique française  [2]. Entre 1853 et 1862, le vieux système protectionniste français fut aboli par trente-deux décrets impériaux, qui furent ratifiés en 1863 « par voie législative », afin que les formes fussent respectées. En Italie le libre-échange était une arme de la politique de Cavour, et résultait du besoin où il était de s'appuyer sur la France. Dès 1870, sous la poussée de l'opinion publique, une enquête fut ouverte, qui révéla le peu d'intérêt des milieux concernés pour la politique libre-échangiste. Enfin, en Russie, la tendance libre-échangiste des années 1860 ne fit que jeter les bases de l'économie marchande et de la grande industrie : elle accompagna l'abolition du servage et la construction d'un réseau ferré [3].

Page 392, 31eme chapitre, Protectionnisme et accumulation

Ainsi le libre-échange comme système international ne pouvait être a priori qu'un épisode dans l'histoire de l'accumulation du capital, pour cette raison même, il est faux d'attribuer le revirement général et le retour au protectionnisme qui eut lieu à la fin des années 1870, à une réaction de défense des autres pays capitalistes contre le libre-échange de la Grande-Bretagne  [4].

Cette idée est démentie par plusieurs faits : ainsi en Allemagne, en France et en Italie, ce furent les agrariens qui prirent l'initiative du retour au protectionnisme, non contre la concurrence de l'Angleterre, mais contre celle des États-Unis; par ailleurs, les menaces contre l'industrie naissante en Russie, par exemple, venaient plutôt de l'Allemagne que de l'Angleterre, et, en Italie, plutôt de la France. De même, ce n'est pas le monopole industriel de l’Angleterre qui est cause de la dépression universelle et permanente qui suivit la crise des années 1870, et qui avait suscité le désir du pro­tec­tionnisme. Le revirement protectionniste avait des causes plus générales et plus profondes. Les purs principes libre-échangistes qui entretenaient l'illusion de l'harmo­nie des intérêts sur le marché mondial furent abandonnés dès que le grand capital industriel eut pris suffisamment pied dans les principaux États du continent européen pour se rendre compte des conditions de l'accumulation. Or, ces conditions d'accum­ulation battent en brèche la vieille doctrine de la réciprocité des intérêts des États capitalistes. Elles provoquent au contraire leur antagonisme et la concurrence pour la conquête des milieux non capitalistes.

Au début de l'ère du libre-échange, les guerres contre la Chine commençaient seulement à ouvrir l'Extrême-Orient au commerce, et le capital européen faisait ses premiers pas en Égypte. Aux alentours de 1880, en même temps que le protection­nis­me, la politique d'expansion est pratiquée avec une intensité croissante : une succes­sion ininterrompue d'événements se poursuit à travers les années 1880 : l'occupation de l'Égypte par l'Angleterre, les conquêtes coloniales allemandes en Afrique, l'occu­pation française de Tunis et l'expédition au Tonkin, les percées de l'Italie à Assab et Massua, la guerre d'Abyssinie et la création de l'Érythrée, les conquêtes anglaises en Afrique du Sud. Le conflit entre l'Italie et la France pour la sphère d'intérêts de Tunis fut le préambule caractéristique de la guerre douanière franco-italienne ; sept ans plus tard, cet épisode violent a mis fin sur le continent européen à l'harmonie des intérêts, chère à la doctrine du libre-échangiste. Le mot d'ordre du capital devint la monopolisation des régions non capitalistes, aussi bien à l'intérieur des vieux États capitalistes qu'à l'extérieur, dans les pays d'outre-mer. En revanche, le libre-échange, la politique de la « porte ouverte » devinrent l'expression spécifique du désarmement économique des pays non capitalistes en face du capita­lisme international, l'expression de l'équilibre entre les diverses puissances indus­trielles concurrentes le prélude à l'occupation partielle ou totale des pays non capita­listes soit comme colonies, soit comme sphères d'influence. Si l'Angleterre seule est restée jusqu'ici fidèle au libre-échange, cela tient en première ligne à ce qu'elle était l'empire colonial le plus ancien et qu'elle trouva dès le début dans ses immenses possessions territoriales extra-capitalistes une base d'opérations offrant à son accumulation des perspectives illimitées jusqu'à nos jours, et la soustrayant en fait à la concurrence des autres pays capitalistes. C'est ce qui explique la tendance générale des pays capitalistes à s'isoler les uns des autres par des tarifs douaniers ; cependant, en même temps, ils développaient de plus en plus les échanges commerciaux, et deve­naient toujours plus dépendants les uns des autres quant au renouvellement des condi­tions matérielles de leur reproduction. Pourtant, du point de vue du développement techni­que des forces productives, le protectionnisme est aujourd'hui superflu et il contribue même parfois à la conservation artificielle de méthodes de production périmées. Comme celle qui est au fond des emprunts internationaux, la contradiction immanen­te de la politique protectionniste ne fait que refléter la contradiction histo­rique entre les intérêts de l'accumulation - c'est-à-dire la réalisation et la capita­lisation de la plus-value - et le pur point de vue de l'échange de marchandises.

 

 

Dans l’anticritique

 

Page 446, I

 

3eme conséquence: si la production capitaliste représente un marché suffisant et permet son élargissement  alors un phénomène apparu lors de l’évolution moderne devient incompréhensible : la chasse et de nouveaux débouchés et l’exportation de capital, cad les phénomènes de l’impérialisme actuel. Incompréhensible de fait ! Pourquoi tout ce bruit ? Pouvoir la conquête de colonies, pourquoi les guerres de l’opium des années 40 et 60 et les horreurs actuelles pour les marais du Congo, pour les déserts de Mésopotamie ? …

 

Page 476, II, 1

 

Pour avoir la possibilité d’exporter leurs propres marchandises capitalistes vers la Chine non capitaliste, l’Angleterre et la France trois décennies de guerres en Asie et le capital uni européen a entrepris au détour du siècle une croisade internationale contre la chine.

 

 

Dans l’introduction

 

 

Page 515, II, 5

 

Le capital anglais, selon Bauer,  a conduit un demi-siècle des guerres sanglantes contre la Chine pour s’assurer avant tout compte tenu du manque criant d’ouvriers anglais un afflux de coulis chinois et c’est certainement pour satisfaire ce besoin urgent  lors de la croisade unie de l’Europe impérialiste contre la Chine au tournant du siècle !

 

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Cela n'épuise pas la diversité des relations économiques entre pays. Un pays comme la Turquie ou comme la Chine soumet une nouvelle énigme au schéma professoral : ces pays ont, à l'inverse de la Russie, et à l'instar de l'Allemagne et de la France, des importations largement excédentaires, certaines années elles représentent près du double des exportations. Comment la Turquie on la Chine peuvent-elles se permettre le luxe de remplir si largement les “ lacunes ” de leur “ économie nationale ” alors qu'elles ne sont pas en mesure de céder les “ excédents ” correspondants ? Les puissances d'Europe occidentale font-elles, par charité chrétienne, bon an mal an, cadeau au Croissant ou à l'Empire céleste de plusieurs centaines de millions de marks de marchandises utiles en tous genres ? Tout le monde sait, au contraire, que la Turquie comme la Chine sont entre les griffes de l'usurier européen et doivent payer en intérêts d'énormes tributs aux banques anglaises, allemandes et françaises. D'après l'exemple russe, la Turquie et la Chine devraient donc avoir un excédent d'exportations en produits agricoles, pour pouvoir payer leurs intérêts à leurs bienfaiteurs d'Europe occidentale. Mais, en Turquie comme en Chine, l'“ économie nationale ” est fondamentalement différente de ce qu'elle est en Russie. Les emprunts étrangers servent certes également pour l'essentiel à la construction de chemins de fer, d'installations portuaires et aux dépenses militaires. Mais la Turquie n'a pratiquement pas d'industrie propre et n'en peut faire surgir subitement à partir d'une économie paysanne naturelle et médiévale, avec ses méthodes primitives de culture et ses dîmes. Sous des formes différentes, la situation est à peu près semblable en Chine. C'est pourquoi non seulement tous les besoins de la population en produits industriels, mais aussi tout ce qui est nécessaire aux moyens de communication et à l'équipement de l'armée et de la flotte, doit être importé d'Europe occidentale et la réalisation doit être prise en charge sur place par des entrepreneurs, des techniciens et des ingénieurs européens.

Souvent même, les prêts ne sont accordés qu'en liaison avec de telles livraisons. Le capital bancaire allemand et autrichien n'accorde, par exemple, un prêt à la Chine qu'à condition qu'elle commande des armements pour une somme déterminée aux usines Skoda et à Krupp; d'autres prêts sont liés à des concessions pour la construction de chemins de fer. Ainsi les capitaux européens ne s'en vont-ils en Turquie ou en Chine le plus souvent que sous la forme de marchandises (armements) ou de capital industriel en nature, sous la forme de machines, d'acier, etc. Ces marchandises ne s'écoulent pas pour être échangées, mais pour produire du profit. Les intérêts de ces capitaux et les autres profits sont extorqués aux paysans turcs ou chinois par les capitalistes européens à l'aide d'un système fiscal approprié sous contrôle financier européen. Derrière les chiffres nus des importations turques ou chinoises excédentaires et des exportations européennes correspondantes se dissimulent donc de singulières relations entre le riche Occident capitaliste et l'Orient pauvre et retardataire que celui-là pressure en l'équipant des plus modernes et des plus puissants moyens de communication et installations militaires... tout en ruinant, en même temps, la vieille “ économie nationale ” paysanne.

Avec les États-Unis, nous nous trouvons encore devant un autre cas. Ici, comme en Russie, les exportations l'emportent largement sur les importations : celles-ci étaient pour 1913 de 7,4 milliards, celles-là de 10,2 milliards de marks. Les causes de ce phénomène ne sont pas du tout les mêmes qu'en Russie. Certes, les États-Unis absorbent aussi d'énormes quantités de capitaux européens. Dès le début du XIX° siècle, la Bourse de Londres accumule d'énormes quantités d'actions et de titres d'emprunts américains. La spéculation sur les titres et papiers américains a, jusque dans les années 1860, indiqué, comme un thermomètre, l'approche des grandes crises commerciales et industrielles anglaises. Depuis lors l'afflux de capitaux anglais aux États-Unis n'a pas cessé.

Ces capitaux partent sous forme de prêts aux villes et aux sociétés privées, mais surtout sous forme de capitaux industriels : soit que l'on achète à la Bourse de Londres des titres de chemin de fer ou de l'industrie américaine, soit que des cartels industriels anglais fondent aux États-Unis leurs propres filiales pour déjouer les barrières douanières, ou qu'ils s'approprient des entreprises américaines par l'achat d'actions, pour se débarrasser de leur concurrence sur le marché mondial. Car les États-Unis possèdent aujourd'hui une grande industrie hautement développée qui progresse rapidement et exporte déjà elle-même en quantité croissante du capital industriel - machines, charbon - au Canada, au Mexique et dans d'autres pays d'Amérique centrale et du Sud, tandis que le capital financier européen continue à affluer chez eux. Les États-Unis combinent ainsi d'énormes exportations en produits bruts - coton, cuivre, céréales, bois. pétrole - vers les vieux pays capitalistes avec des exportations industrielles croissantes vers les jeunes pays en voie d'industrialisation. Ce qui se reflète dans le grand excédent des exportations des États-Unis, c'est ce stade original de transition d'un pays agraire recevant des capitaux à un pays industriel exportant des capitaux; c'est le rôle d'intermédiaire entre la vieille Europe capitaliste et le jeune continent américain retardataire.

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VI : LES TENDANCES DE L’ÉCONOMIE MONDIALE

Nous avons vu naître la production marchande, après que toutes les formes de société où la production est organisée et planifiée - la société communiste primitive, l'économie d'esclavage, l'économie médiévale de servage - se soient dissoutes par étapes. Puis nous avons vu naître de la simple production marchande, c'est-à-dire de la production artisanale urbaine à la fin du Moyen Âge, l'économie capitaliste actuelle tout à fait automatiquement, sans que l'homme le veuille ou en ait conscience. Au début, nous avons posé la question : comment l'économie capitaliste est-elle possible ? C'est la question fondamentale de l'économie politique, en tant que science. Eh bien, la science y répond abondamment. Elle nous montre que l'économie capitaliste est à première vue une impossibilité, une énigme insoluble, étant donné l'absence de tout plan, de toute organisation consciente. Et pourtant elle s'ordonne en un tout et elle existe :

  • par l'échange des marchandises et l'économie monétaire qui lie économiquement entre eux tous les producteurs de marchandises et les régions les plus reculées de la terre et impose la division du travail mondiale;
  • par la libre concurrence qui assure le progrès technique et en même temps transforme constamment les petits producteurs en prolétaires, apportant au capital la force de travail qu'il peut acheter;
  • par la loi capitaliste des salaires qui, d'une part, veille automatiquement à ce que jamais les salariés ne s'élèvent au-dessus de leur état de prolétaires et n'échappent au travail sous les ordres du capital, et qui, d'autre part, permet une accumulation toujours plus grande de travail non payé se transformant en capital, une accumulation et une extension toujours plus grandes de moyens de production;
  • par l'armée de réserve industrielle qui permet à la production capitaliste de s'étendre à volonté et de s'adapter aux besoins de la société;
  • par les variations de prix et les crises qui amènent, soit quotidiennement, soit périodiquement, un équilibre entre la production aveugle et chaotique et les besoins de la société.

C'est ainsi, par l'action mécanique des lois économiques énumérées ci-dessus, qui se sont constituées d'elles-mêmes, sans aucune intervention consciente de la société, que l'économie capitaliste existe. Bien que toute cohésion économique organisée manque entre les producteurs individuels, bien qu'il n'y ait aucun plan dans l'activité économique des hommes, la production sociale peut ainsi se dérouler et se relier à la consommation, les besoins de la société peuvent tant bien que mal être satisfaits et le progrès économique, le développement de la productivité du travail humain, fondement de tout le progrès de la civilisation, sont assurés.

Or, ce sont là les conditions fondamentales d'existence de toute société humaine et tant qu'une forme historique d'économie satisfait à ces conditions, elle peut exister, elle est une nécessité historique.

Les relations sociales n'ont pas des formes rigides et immuables. Elles passent au cours des temps par de nombreux changements, elles sont soumises à un bouleversement continuel qui fraie la voie au progrès de la civilisation, à l'évolution. Les longs millénaires de l'économie communiste primitive qui conduisent la société humaine, des premiers commencements d'une existence encore semi-animale jusqu'à un haut niveau de développement, à la formation du langage et de la religion, à l'élevage et à l'agriculture, à la vie sédentaire et à la formation de villages, sont suivis peu à peu de la décomposition du communisme primitif, de la formation de l'esclavage antique, qui à son tour amène de nouveaux et grands progrès dans la vie sociale, pour aboutir lui-même au déclin du monde antique. De la société communiste des Germains en Europe centrale sort, sur les ruines du monde antique, une nouvelle forme d'économie, le servage, sur laquelle se fonde le féodalisme médiéval.

L'évolution continue sa marche ininterrompue : au sein de la société féodale du Moyen Âge, les germes d'une nouvelle forme d'économie et de société se forment dans les villes : les corporations artisanales, la production marchande et un commerce régulier s'instaurent pour finalement désagréger la société féodale. Elle s'effondre, pour faire place à la production capitaliste qui s'est développée à partir de la production marchande artisanale, grâce au commerce mondial, grâce à la découverte de l'Amérique et de la voie maritime vers les Indes.

Le mode de production capitaliste lui-même n'est pas immuable et éternel si on le considère dans la gigantesque perspective du progrès historique; il est aussi une simple phase transitoire, un échelon dans la colossale échelle de l'évolution humaine, comme toutes les formes de société qui l'ont précédé. Examinée de plus près, l'évolution du capitalisme le mène à son propre déclin, mène au-delà du capitalisme. Nous avons jusqu'ici recherché ce qui rend possible le capitalisme, il est temps maintenant de voir ce qui le rend impossible. Il suffit pour cela de suivre les lois internes de la domination du capital dans leurs effets ultérieurs. Ce sont ces lois qui, parvenues à un certain niveau de développement, se tournent contre les conditions fondamentales sans lesquelles la société humaine ne peut pas exister. Ce qui distingue le mode de production capitaliste des modes de production antérieurs, c'est sa tendance interne à s'étendre à toute la terre et à chasser toute autre forme de société plus ancienne. Au temps du communisme primitif, le monde accessible à la recherche historique était également couvert d'économies communistes. Entre les différentes communautés communistes il n'y avait pas de relation du tout ou bien seulement des relations très lâches. Chaque communauté ou tribu vivait refermée sur elle-même et si nous trouvons des faits aussi étonnants que la communauté de nom entre l'ancienne communauté péruvienne en Amérique du Sud, la “ marca ”, et la communauté germanique médiévale, la “ marche ”, c'est là une énigme encore inexpliquée, ou un simple hasard. Même au temps de l'extension de l'esclavage antique, nous trouvons des ressemblance plus ou moins grandes dans l'organisation et la situation des diverses économies esclavagistes et des États esclavagistes de l'antiquité, mais non une communauté de vie économique. De même, l’histoire des corporations artisanales s'est répétée plus ou moins dans la plupart des villes de l’Italie, de l'Allemagne, de la Hollande, de l'Angleterre, etc., au Moyen Âge. Toutefois c'était le plus souvent l'histoire de chaque ville séparément. La production capitaliste s'étend à tous les pays, en leur donnant la même forme économique et en les reliant en une seule grande économie capitaliste mondiale.

A l'intérieur de chaque pays industriel européen, la production capitaliste refoule sans arrêt la petite production paysanne et artisanale. En même temps, elle intègre tous les pays arriérés d'Europe, tous les pays d’Amérique, d'Asie, d'Afrique, d'Australie, à l'économie mondiale. Cela se passe de deux façons : par le commerce mondial et par les conquêtes coloniales. L'un et l'autre ont commencé ensemble, dès la découverte de l'Amérique à la fin du XV° siècle, puis se sont étendus au cours des siècles suivants; ils ont pris leur plus grand essor surtout au XIX° siècle et ils continuent de s'étendre. Tous deux - le commerce mondial et les conquêtes coloniales - agissent la main dans la main. Ils mettent les pays industriels capitalistes d'Europe en contact avec toutes sortes de formes de société dans d'autres parties du monde, avec des formes d'économie et de civilisation plus anciennes, économies esclavagistes rurales, économies féodales et surtout économies communistes primitives. Le commerce auquel ces économies sont entraînées les décompose et les désagrège rapidement. La fondation de compagnies commerciales coloniales en terre étrangère fait passer le sol, base la plus importante de la production, ainsi que les troupeaux de bétail quand il en existe, dans les mains des États européens ou des compagnies commerciales. Cela détruit partout les rapports sociaux naturels et le mode d'économie indigène, des peuples entiers mont pour une part exterminés, et pour le reste prolétarisés et placés, sous une forme ou sous l'autre, comme esclaves ou comme travailleurs salariés, sous les ordres du capital industriel et commercial. L'histoire des décennies de guerres coloniales pendant tout le XIX° siècle, les soulèvements contre la France, l’Italie, l'Angleterre et l'Allemagne en Afrique, contre la France, l'Angleterre, la Hollande et les États-Unis en Asie, contre l'Espagne et la France en Afrique, c'est l'histoire de la longue et tenace résistance apportée par les vieilles sociétés indigènes à leur élimination et à leur prolétarisation par le capital moderne, lutte d'où partout le capital est sorti vainqueur. Cela signifie une énorme extension de la domination du capital, la formation du marché mondial et de l'économie mondiale où tous les pays habités de la terre sont les uns pour les autres producteurs et preneurs de produits, travaillant la main dans la main, partenaires d'une seule et même économie englobant toute la terre.

L'autre aspect, c'est la paupérisation croissante de couches de plus en plus vastes de l'humanité, et l'insécurité croissante de leur existence. Avec le recul des anciens rapports communistes, paysans ou féodaux aux forces productives limitées et à l'aisance réduite, et aux conditions d'existence solides et assurées pour tous, devant les relations coloniales capitalistes, devant la prolétarisation et devant l'esclavage salarial, la misère brutale, un travail insupportable et inhabituel et de surcroît l'insécurité totale de l'existence s'instaurent pour tous les peuples en Amérique, en Asie, en Australie, en Afrique. Après que le Brésil, pays riche et fertile, ait été, pour les besoins du capitalisme européen et nord-américain, transformé en un gigantesque désert et en une vaste plantation de café, après que les indigènes aient été transformés en esclaves salariés prolétarisés dans les plantations, ces esclaves salariés sont soudain livrés pour de longues périodes au chômage et à la faim, par un phénomène purement capitaliste, la “ crise du café ”. Après une résistance désespérée de plusieurs décennies, l’Inde riche et immense a été soumise à la domination du capital par la politique coloniale anglaise, et depuis lors la famine et le typhus, qui fauchent d'un seul coup des millions d'hommes, sont les hôtes périodiques de la région du Gange. A l'intérieur de l’Afrique, la politique coloniale anglais et allemande a, en vingt ans, transformé des peuplades entières en esclaves salariés ou bien les a fait mourir de faim; leurs os sont dispersés dans toutes les régions. Les soulèvements désespérés  [1] et les épidémies dues à la faim dans l'immense Empire chinois sont les conséquences de l'introduction du capital européen, qui a broyé l'ancienne économie paysanne et artisanale. L'entrée du capitalisme européen aux États-Unis s'est accompagnée d'abord de l'extermination des Indiens d'Amérique et du vol de leurs terres par les immigrants anglais, puis de l'introduction au début du XIX° siècle d'une production brute capitaliste pour l'industrie anglaise, puis de la réduction en esclavage de quatre millions de nègres africains, vendus en Amérique par des marchands d'esclaves européens, pour être placés sous les ordres du capital dans les plantations de coton, de sucre et de tabac.

Ainsi un continent après l'autre, et dans chaque continent, un pays après l'autre, une race après l'autre passent inéluctablement sous la domination du capital  [2]. D'innombrables millions d'hommes sont voués à la prolétarisation, à l'esclavage, à une existence incertaine, bref à la paupérisation. L'instauration de l'économie capitaliste mondiale entraîne l'extension d'une misère toujours plus grande, d'une charge de travail insupportable et d'une insécurité croissante de l'existence sur la surface du globe, à laquelle correspond la concentration du capital. L'économie capitaliste mondiale implique que l'humanité entière s'attèle toujours plus à un dur travail et souffre de privation et de maux innombrables, qu'elle soit livrée à la dégénérescence physique et morale, pour servir l'accumulation du capital. Le mode de production capitaliste a cette particularité que la consommation humaine qui, dans toutes les économies antérieures, était le but, n'est plus qu'un moyen au service du but proprement dit : l'accumulation capitaliste. La croissance du capital apparaît comme le commencement et la fin, la fin en soi et le sens de toute la production. L'absurdité de tels rapports n'apparaît que dans la mesure où la production capitaliste devient mondiale. Ici, à l'échelle mondiale, l'absurdité de l'économie capitaliste atteint son expression dans le tableau d'une humanité entière gémissant sous le joug terrible d'une puissance sociale aveugle quelle a elle-même créée inconsciemment : le capital. Le but fondamental de toute forme sociale de production : l'entretien de la société par le travail, la satisfaction des besoins, apparaît ici complètement renversé et mis la tête en bas, puisque la production pour le profit et non plus pour l'homme devient la loi sur toute la terre et que la sous-consommation, l'insécurité permanente de la consommation et par moments la non-consommation de l'énorme majorité de l'humanité deviennent la règle.

En même temps, l'évolution de l'économie mondiale entraîne d'autres phénomènes importants, pour la production capitaliste elle-même. L'instauration de la domination du capital européen dans les pays extra-européens passe par deux étapes : d'abord la pénétration du commerce et l'intégration des indigènes à l'échange de marchandises, en partie la transformation des formes préexistantes de production indigène en production marchande; puis l'expropriation des indigènes de leurs terres, et par suite de leurs moyens de production, sous telle ou telle forme. Ces moyens de production se transforment en capital entre les mains des Européens, tandis que les indigènes se transforment en prolétaires. Une troisième étape succède en règle générale aux deux premières : la création d'une production capitaliste propre dans le pays colonial, soit par des Européens immigrés, soit par des indigènes enrichis. Les États-Unis d'Amérique, qui ont d'abord été peuplés par les Anglais et autres immigrants européens après l'extermination des peaux-rouges indigènes, constituèrent d'abord un arrière-pays agricole pour l'Europe capitaliste, fournissant à l'Angleterre les matières premières, telles que le coton et le grain, et absorbant toutes sortes de produits industriels. Dans la seconde moitié du XIX° siècle, il se forme aux États-Unis une industrie qui, non seulement refoule les importations d’Europe, mais livre une dure concurrence au capitalisme européen en Europe et dans les autres continents. Aux Indes, le capitalisme anglais se voit confronté à un dangereux concurrent dans l'industrie indigène, textile et autre. L'Australie a suivi le même chemin, se transformant de pays colonial en pays capitaliste industriel. Au Japon, dès la première étape, le heurt avec le commerce mondial a fait surgir une industrie propre, ce qui a préservé le Japon du partage colonial. En Chine, le processus de démembrement et de pillage du pays par le capitalisme européen se complique du fait des efforts du pays pour créer sa propre production capitaliste avec l'aide du Japon, afin de se défendre de la production capitaliste européenne, ce qui redouble les souffrances de la population. La domination et le commandement du capital se répandent sur toute la terre par la création d'un marché mondial, le mode de production capitaliste se répand aussi peu à peu sur tout le globe. Or, les besoins d'expansion de la production et le territoire où elle peut s'étendre, c'est-à-dire ses débouchés, sont dans un rapport de plus en plus tendu. C'est un besoin inhérent et une loi vitale de la production capitaliste de ne pas rester stable, de s'étendre toujours plus et plus vite, c'est-à-dire de produire toujours plus vite d'énormes quantités de marchandises, dans des entreprises toujours plus grandes, avec des moyens techniques toujours plus perfectionnés.

Cette capacité d'extension de la production capitaliste ne connaît pas de limites, parce que le progrès technique, et par suite les forces productives de la terre, n'ont pas de limites. Cependant, ce besoin d'extension se heurte à des limites tout à fait déterminées, à savoir le profit du capital. La production et son extension n'ont de sens que tant qu'il en sort au moins le profit moyen “ normal ”. Il dépend du marché que ce soit le cas, c'est-à-dire du rapport entre la demande solvable du côté du consommateur et la quantité de marchandises produites ainsi que de leurs prix. L'intérêt du capital qui exige une production toujours plus rapide et plus grande, crée à chaque pas les limites de son marché, qui font obstacle à l'impétueuse tendance de la production à s'étendre. Il en résulte que les crises industrielles et commerciales sont inévitables; elles rétablissent périodiquement l'équilibre entre la tendance capitaliste à la production, en soi illimitée, et les limites de la consommation, et permettent au capital de se perpétuer et de se développer.

Plus les pays qui développent leur propre industrie capitaliste sont nombreux, et plus le besoin d'extension et les capacités d'extension de la production augmentent d'un côté, et moins les capacités d'extension du marché augmentent en rapport avec les premières. Si l'on compare les bonds par lesquels l'industrie anglaise a progressé dans les années 1860 et 1870, alors que l’Angleterre dominait encore le marché mondial, avec sa croissance dans les deux dernières décennies, depuis que l'Allemagne et les États-Unis d'Amérique ont fait considérablement reculer l’Angleterre sur le marché mondial, il en ressort que la croissance a été beaucoup plus lente qu'avant. Le sort de l'industrie anglaise attend aussi l'industrie allemande, l'industrie nord-américaine et finalement toute l'industrie du monde. A chaque pas de son propre développement, la production capitaliste s'approche irrésistiblement de l'époque où elle ne pourra se développer que de plus en plus lentement et difficilement. Le développement capitaliste en soi a devant lui un long chemin, car la production capitaliste en tant que telle ne représente qu'une infime fraction de la production mondiale. Même dans les plus vieux pays industriels d'Europe, il y a encore, à côté des grandes entreprises industrielles, beaucoup de petites entreprises artisanales arriérées, la plus grande partie de la production agricole, la production paysanne, n'est pas capitaliste. A côté de cela, il y a en Europe des pays entiers où la grande industrie est à peine développée, où la production locale a un caractère paysan et artisanal. Dans les autres continents, à l'exception de l'Amérique du Nord, les entreprises capitalistes ne constituent que de petits îlots dispersés tandis que d'immenses régions ne sont pas passées à la production marchande simple. La vie économique de ces couches sociales et de ces pays d'Europe et hors d'Europe qui ne produisent pas selon le mode capitaliste est dominée par le capitalisme. Le paysan européen peut bien pratiquer l'exploitation parcellaire la plus primitive, il dépend de l'économie capitaliste, du marché mondial avec lequel le commerce et la politique fiscale des États capitalistes l'ont mis en contact. De même, les pays extra-européens les plus primitifs se trouvent soumis à la domination du capitalisme européen ou nord-américain par le commerce mondial et la politique coloniale. Le mode de production capitaliste pourrait avoir une puissante extension s'il devait refouler partout les formes arriérées de production. L'évolution va dans ce sens. Cependant, cette évolution enferme le capitalisme dans la contradiction fondamentale : plus la production capitaliste remplace les modes de production plus arriérés, plus deviennent étroites les limites du marché créé par la recherche du profit, par rapport au besoin d'expansion des entreprises capitalistes existantes. La chose devient tout à fait claire si nous nous imaginons pour un instant que le développement du capitalisme est si avancé que sur toute la surface du globe tout est produit de façon capitaliste, c'est-à-dire uniquement par des entrepreneurs capitalistes privés, dans des grandes entreprises, avec des ouvriers salariés modernes. L'impossibilité du capitalisme apparaît alors clairement.

 

[1]      Le Capital, I, p. 529 de la quatrième édition, 1890. Trad. Molitor. IV, p. 11.

Tag(s) : #Colonialisme. Rosa Luxemburg, #Impérialisme. Rosa Luxemburg, #Capitalisme. Rosa Luxemburg
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