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Mandel, long extrait de l'article "la social-démocratie désemparée,  Nature du réformisme social-démocrate, 1993. "Mais on ne pouvait pas participer à un tel gouvernement sans co-diriger l’armée bourgeoise, participer à la défense de l’ordre public par des voies répressives ... , participer à l’administration des colonies ... où régna la terreurr.

Remarquable article.

LA SOCIAL-DÉMOCRATIE DÉSEMPARÉE (1) Nature du réformisme social-démocrate Ernest Mandel

Ernest Mandel a écrit cet article pour Inprecor et International Viewpoint d’octobre 1993, où il devait servir d’introduction à un dossier consacré à la social-démocratie. Vu l’ampleur de cet article qui dépassait le contenu d’alors de nos magazines il n’a pas pu paraître. Cette étude est donc datée. Il nous semble cependant, que malgré l’écoulement de près de douze ans depuis son écriture, cet article éclaire la crise de la social-démocratie. Celle-ci a continué à s’aggraver (comme le montrent les scissions en cours en Allemagne et les divisions du PS en France) de concert avec une distanciation de plus en plus grande des appareils sociaux-démocrates avec les couches populaires (les résultats des référendums sur le Traité constitutionnel européen en France et aux Pays-Bas en témoignent). Les tendances de transformation sociale des appareils sociaux-démocrates prudemment analysées par l’auteur se sont approfondies. Profondément attaché à l’analyse de la réalité et toujours à l’affut des informations les plus récentes lui permettant de confirmer ou d’infirmer ses analyses, Ernest Mandel ne se serait certainement pas satisfait de la publication de cet article aujourd’hui, sans procéder à une profonde mise à jour. Par ailleurs, pour des raisons de place et parce que certaines informations insérés dans la dernière partie de l’article, alors d’une brulante actualité mais aujourd’hui datées, nous avons effectué quelques coupes, indiquées par : (). Enfin nous avons gardé l’appareil des notes de l’auteur et l’avons complété par quelques notes de la rédaction, insérées entre parenthèses carrées [ ] et mentionnées comme des « notes de la rédaction » : « ndlr. » Le texte complet de cet article sera disponible sur le site web en construction actuellement : www.ernestmandel.org .

Ernest Mandel - LA SOCIAL-DÉMOCRATIE DÉSEMPARÉE (1) Nature du réformisme social-démocrate

Depuis la révolution d’octobre, le mouvement ouvrier est confronté avec le choix entre deux pratiques politiques. C’est aussi un choix entre deux stratégies.

Ce choix ne concerne pas l’opportunité de la lutte pour les objectifs immédiats, tant économiques que politiques. Il ne concerne pas une option pour ou contre la participation aux élections et la présence dans les assemblées élues, non seulement à des fins de propagande mais aussi pour arracher le vote de lois en faveur des salarié(e)s et d’autres exploité(e)s et opprimé(e)s (1).

Marx a lutté systématiquement pour la réduction légale de la journée (semaine) de travail. Il a combattu avec résolution la surexploitation des ouvrières et le travail des enfants. Engels a cherché à étendre à tous les pays la lutte pour la journée de 8 heures et pour le suffrage universel simple et égal pour tou(te)s les citoyen(ne)s (2).

Dans les conditions particulières de la Russie tsariste, Lénine a suivi une ligne semblable avec encore plus d’emphase.

Ces combats étaient fondés sur la conviction qu’une classe ouvrière misérable, incapable de se battre pour son intégrité physique et morale, serait également incapable de se battre pour une percée vers une société sans classes. L’histoire a confirmé ce diagnostic. Des révoltes de la faim n’ont nulle part débouché sur une lutte anticapitaliste systématique, sur une lutte pour un monde meilleur. La voie tracée par Marx et les marxistes a par contre engendré une telle prise de conscience pour des millions d’exploité(e)s.

Ce qui oppose cependant marxisme révolutionnaire et réformisme social-démocrate, c’est l’attitude à l’égard du pouvoir de classe économique et politique du Capital. C’est du même fait une attitude fondamentalement différente à l’égard de l’État bourgeois.

Le réformisme, c’est l’illusion d’un démantèlement graduel du pouvoir du Capital. On nationalise d’abord 20 %, puis 30 %, puis 50 %, puis 60 % de la propriété capitaliste. Ainsi le pouvoir économique du Capital se dissout petit à petit. On arrache à la bourgeoisie d’abord une grande métropole, puis deux municipalités, puis la majorité parlementaire, puis le pouvoir de dicter les programmes d’enseignement, puis la majorité du tirage des journaux, puis le contrôle de la police municipale, puis le pouvoir de sélection de la majorité des hauts fonctionnaires, des magistrats et des officiers : le pouvoir politique du Capital s’évanouirait de même.

Le réformisme est donc essentiellement gradualisme. Le véritable théoricien du réformisme fut par conséquent le père du « révisionnisme », Eduard Bernstein, avec sa célèbre formule : « le mouvement est tout, le but n’est rien » (3). La social-démocratie allemande d’aujourd’hui renchérit : goutte à goutte, nous dissoudrons la pierre. On passe de l’histoire humaine à celle des formations géologiques. Combien de millénaires faut-il pour qu’une pierre se dissolve ?

Le marxisme révolutionnaire, c’est le rejet de l’illusion gradualiste. L’expérience confirme que nulle part, dans aucun pays, la bourgeoisie n’a perdu son pouvoir économique et politique par la voie gradualiste. Les réformes peuvent affaiblir ce pouvoir. Elles ne peuvent l’abolir. ()

 La société, comme la nature, a horreur du vide. Cela correspond à la forte tendance centralisatrice inhérente au degré du développement atteint par les forces productives. Chaque ville, pour ne pas dire chaque usine, ne peut avoir sa propre monnaie, sa propre douane, sa propre politique des prix, sa propre centrale de télécommunications, voire son propre hôpital. Il peut y avoir une période de dualité de pouvoirs entre le règne du Capital et le règne de la classe des salarié(e)s. Mais l’histoire confirme que cette période ne peut être que de courte durée. Si la classe des salarié(e)s ne réussit pas à construire son propre pouvoir centralisé, l’État bourgeois se maintient ou se reconstruit. C’est la leçon principale de toutes les révolutions du XXe siècle. C’est le bilan positif de la révolution d’octobre. C’est le bilan négatif de la révolution allemande et de la révolution espagnole, les deux principales révolutions prolétariennes défaites.

La stratégie social-démocrate ne diffère pas de la stratégie marxiste révolutionnaire par un rejet plus radical de la violence. Les révolutionnaires peuvent même renvoyer la balle dans l’autre camp. Dans la mesure où la classe des salarié(e)s et les autres couches d’exploité(e)s et d’opprimé(e)s constituent la majorité, voire la majorité écrasante de la population adulte, l’utilisation de la violence est pour elle marginale, voire contre-productive pour créer le pouvoir du prolétariat. L’essentiel, pour le triomphe de la révolution prolétarienne dans ces conditions, c’est la conquête d’une nouvelle légitimité. Ce modèle de la conquête du pouvoir, c’est la révolution d’octobre à Petrograd. On dit à juste titre qu’elle a coûté moins de morts qu’il n’y en a par accidents de la circulation un week-end dans n’importe quel grand pays. ()

 Nous sommes convaincus qu’avec une orientation audacieuse, résolue, cohérente de la majorité du mouvement ouvrier à des moments d’actions de masse impétueuses, généralisées, le même processus aurait pu se reproduire en mai 1968 en France et pendant l’automne chaud en 1969 en Italie. La grande majorité des soldats aurait refusé de tirer sur leurs frères, leurs sœurs, leurs pères, leurs mères, leurs compagnons de travail. De Gaulle, qui ne manquait pas d’intelligence tactique, a partagé ce jugement. C’est pourquoi il n’a pas envoyé la troupe tirer sur les grévistes, il l’a enfermée dans les casernes, de peur qu’elle ne passe du côté du peuple.

Au moins d’importantes fractions de la bourgeoisie, pas contre, s’accrochent désespérément au pouvoir, même en face de l’immense majorité des citoyen(ne)s. Comme « Mme Veto » [surnom de Marie-Antoinette en 1791], elles sont prêtes à faire égorger tout Paris, tout Barcelone et Madrid, tout Berlin, tout Milan et Turin, tout Vienne, tout Shanghai, tout Djakarta, tout Santiago du Chili pour sauver leur pouvoir de classe. Si on leur en laisse les moyens, elles font couler des fleuves de sang (4).

La droite social-démocrate qui s’oppose à la prise de pouvoir révolutionnaire en fait ne réduit guère le développement de la violence. Elle l’encourage au contraire, au moins objectivement si pas délibérément.

La contre-révolution graduelle commencée par Noske, Ebert, Scheideman en décembre 1918-janvier 1919, avec l’aide des Freikorps, père des futurs SA et SS, n’est pas seulement passée sur les cadavres de Rosa Luxemburg, de Karl Liebknecht, de Léon Jogiches, de Hugo Haase. Elle est passée sur les cadavres de milliers de prolétaires assassinés entre 1919 et 1921, des centaines de prolétaires tués entre 1930 et 1933. Elle a débouché sur les hécatombes causées par la dictature nazie. ()

 Rappelons par ailleurs, que la droite social-démocrate a pleinement accepté la violence de la première guerre mondiale dans les pays belligérants. Cette violence entraîna entre 10 et 20 millions de morts. de même qu’à la bourgeoisie, la guerre lui paraissait « normale », « naturelle », inévitable. La violence de la lutte pour le pouvoir par contre est considérée comme « anormale «, « évitable » voire illégitime.

 Dans ce sens, le 4 août 1914, l’acceptation de la guerre impérialiste par la droite social-démocrate, marque aussi un tournant décisif dans l’histoire du XXe siècle. La violence inhumaine et massive est acceptée sans résistance ni révolte permanentes. Seules des minorités réduites sauvent l’honneur. La capacité d’indignation se réduit sensiblement. La passivité, la résignation, le cynisme à l’égard des massacres, voire des tortures, s’étendent (5). A ce propos aussi, la responsabilité historique de la droite social-démocrate est écrasante.

 Le réformisme social-démocrate et le devenir du capitalisme

Si la prise du pouvoir révolutionnaire implique qu’il faut agir rapidement, c’est aussi pour une raison plus profonde. Le pouvoir du Capital, y compris les appareils de répression qui le couvrent, se distingue par une cohésion interne élevée. Trotsky a remarquablement analysé à ce propos, dans « Où va la France ? », la nature particulière du corps des officiers, conforme à sa fonction, qui reflète cette cohésion (6).

 Il est pratiquement impossible d’ébranler cette cohésion en temps normaux. Ce n’est qu’à des moments exceptionnels qu’on assiste à des refus d’obéissance ou des mutineries massifs des soldats. C’est une des raisons pour lesquelles de véritables crises révolutionnaires sont relativement rares. Elles ne se produisent généralement pas chaque année, voire chaque décennie, dans chaque pays. Si l’on ne saisit pas ces occasions relativement rares, la bourgeoisie restera au pouvoir pour pas mal de temps, avec tout ce que cela implique.

Ces moments privilégiés pour l’action révolutionnaire de masse sont en dernière analyse le produit de l’exacerbation des contradictions internes de la société bourgeoise. Elles conduisent à des situations que Lénine résume dans une formule classique : Ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner normalement, ceux d’en bas ne se laissent plus gouverner comme avant.

Le débat entre les réformistes et les marxistes révolutionnaires se fonde donc en définitive sur le différent concernant le devenir du capitalisme. Bernstein affirme que les contradictions inhérentes de la société bourgeoise se réduiront de plus en plus. Il y aurait de moins en moins de guerres, de moins en moins de pratiques répressives de la part de l’État, de moins en moins de conflits sociaux explosifs. Kautsky y ajouta, dans son livre « Terrorisme et Communisme », que la bourgeoisie était devenue de plus en plus bénévole, gentille, pacifique, sur le modèle du président états-unien Wilson.

Rosa Luxemburg opposa au diagnostic de Bernstein un diagnostic diamétralement inverse. Il y aurait de plus en plus de guerres, de plus en plus d’explosions sociales, en comparaison avec la période 1871-1900.

L’histoire du XXe siècle a confirmé le diagnostic de Rosa Luxemburg et non celui de Bernstein. Du même coup, la politique réformiste, le projet gradualiste, ne sont guère crédibles pendant les phases de crises aiguës que notre siècle a connues, notamment entre 1914 et 1923, pendant les années 1930 et 1940, et de l’avant-mai 1968 jusqu’à la révolution portugaise de 1974-1975. Ils sont également moins crédibles depuis le début de « l’onde longue dépressive », actuellement en cours, et de l’offensive générale du Capital contre le Travail salarié et les peuples du Tiers-Monde qui l’accompagne.

Mais l’aggravation des contradictions internes du capitalisme n’est pas linéaire et constante. Elle est interrompue par des phases de stabilisation relative temporaire : 1924-1929 et 1949-1968 en furent les principales. La période de reprise économique prolongée après la récession de 1980-1982 a produit quelques symptômes analogues.

Pendant ces phases-là, le réformisme social-démocrate peut regagner une certaine crédibilité dans une série de pays, bénéficiant en outre de situations particulières comme celle des pays scandinaves. Cette crédibilité se traduit par une acceptation plus facile par de larges masses de la pratique politique quotidienne réformiste.

Or, l’alternance dans le temps de situations révolutionnaires, de situations de stabilisation relative, de dynamiques contre-révolutionnaires, implique que la lutte victorieuse pour la prise du pouvoir nécessite, outre un parti d’avant-garde qui est orienté dans ce sens, une classe ouvrière forte d’expériences suffisantes d’auto-activité et d’auto-organisation, au sein de laquelle ce parti devient hégémonique. Ces expériences ne peuvent être acquises que pendant les périodes non révolutionnaires.

La pratique du mouvement ouvrier que prônent les marxistes révolutionnaires combine, certes, les grèves pour les avantages immédiats, le renforcement à cette fin des organisations syndicales et d’autres organisations de masse, la participation aux élections, l’utilisation des assemblées élues, le combat pour la législation sociale. Mais la priorité est accordée à l’action de masse extraparlementaire, à la grève de masse, à la grève politique de masse, à l’éclosion de formes d’auto-organisation et de démocratie directe à la base : comités de grève élus ; assemblées de grévistes démocratiques ; comités de quartiers et de « ménagères » ; initiatives de contrôle ouvrier et populaire, etc. C’est Rosa Luxemburg qui a défendue de la manière la plus systématique cette stratégie-là, avant 1914 (7).

Les réformistes refusèrent ces priorités de manière radicale. Les dirigeants des syndicats allemands d’avant 1914 proclamèrent : « Generalstreik ist Generalunsinn » la grève générale c’est le non-sens (la bêtise) généralisé. A ce propos aussi, l’expérience historique a donné raison à Rosa Luxemburg et tort aux réformistes. Il y a eu de très nombreuses grèves de masse, voire des grèves générales, à partir de 1905, dans de nombreux pays.

Mais l’histoire n’a pas donné complètement raison à Rosa Luxemburg et aux marxistes révolutionnaires quant à la pratique réelle de larges masses ouvrières. Il y a eu une série de pays, et non les moindres, où les grèves de masse n’ont jamais abouti à une grève générale à l’échelle nationale. Qu’on pense aux États-Unis et à l’Allemagne après 1923. Des pays qui ont connu des grèves générales à l’échelle nationale sont le plus souvent passés ensuite par de longues période d’actions extraparlementaires de masse beaucoup plus réduites : qu’on pense à la France depuis mai 1968. Il n’y a eu que quelques pays où les grèves de masse, voire générales, se sont produites plus systématiquement : avant tout l’Argentine, la Belgique, l’Australie, partiellement l’Italie et l’Espagne et plus récemment le Brésil.

Au cours d’intervalles plus ou moins prolongés, la pratique réformiste domine l’activité et détermine la conscience des masses, comme elle le fit en Grande-Bretagne pendant les années 1950 et 1960. Pendant ces périodes-là, la stratégie et le projet révolutionnaires perdent incontestablement de leur crédibilité.

Il faut en outre constater que même lorsque la classe ouvrière et le mouvement syndical pratiquent la grève de masse, voire la grève générale de manière systématique, cela ne débouche pas automatiquement sur une élévation de conscience politique des salarié(e)s. Le cas de l’Australie l’illustre bien. Celui de l’Argentine confirme que cette pratique peut même coïncider avec l’absence totale d’indépendance politique de classe élémentaire des larges masses. ()

La conclusion générale qui se dégage de l’expérience historique, c’est qu’essor et crédibilité du projet social-démocrate sont étroitement liés à la stabilité relative de la société bourgeoise. Celle-là est irréalisable à long terme pendant notre siècle de déclin historique du capitalisme. Il est utopique de se baser sur elle. Mais il n’en est pas ainsi pendant des phases spécifiques de plus courte durée.

Ces phases de stabilisation relative ont pour condition nécessaire mais non suffisante une croissance économique qui permette une augmentation parallèle des salaires réels et de la plus-value (8). Mais la classe des salarié(e)s peut déclencher des actions de masse impétueuses qui ébranlent la stabilité de la société bourgeoise même à des moments de croissance économique. Ce fut notamment le cas de juin 1936 en France, de l’explosion révolutionnaire de juillet-août 1936 en Espagne, de la grève générale belge de décembre 1960-janvier 1961, de mai 1968 en France, de la révolution portugaise, du début de l’essor des luttes de masse au Brésil et en Afrique du Sud. Les motifs peuvent être des plus variés : défense ou conquête des libertés démocratiques ; riposte à des menaces fascistes ; peur d’une dégradation future de l’emploi et des salaires ; solidarité de classe internationale (9).

Mais la formule générale reste : la crédibilité et l’influence du projet réformiste social-démocrate sont directement proportionnelles au degré de stabilité relative de la société bourgeoise. les premières ne peuvent pas croître quand la seconde décline.

Le réformisme social-démocrate et l’État bourgeois

Gradualisme social-démocrate et refus de lutter pour la création d’un État ouvrier n’impliquent nullement que les réformistes n’attachent guère d’importance au problème du pouvoir. Ils en sont au contraire obsédés.

Il est vrai qu’avant 1914, on n’a connu qu’un seul pays où la social-démocratie a gouverné : l’Australie. Mais l’administration social-démocrate de municipalités a commencé à être conquise. Et à partir de 1914 des gouvernements à forte participation social-démocrate, voire des gouvernements sociaux-démocrates homogènes, se sont succédé dans une série de pays.

Comme les réformistes rejetaient la prise du pouvoir par le prolétariat, ils n’avaient pratiquement pas le choix : ils étaient condamnés à administrer l’État bourgeois. Dans ce domaine la règle du tiers-exclu est universellement valable. Aucun État en partie bourgeois et en partie ouvrier n’est concevable. Il n’y en a jamais eu (10). Il n’y en aura jamais.

Ce salto mortale est le mieux illustré par Émile Vandervelde, patron de la social-démocratie belge et président de la IIe Internationale. Avant 1914, il avait écrit un livre intéressant intitulé : « Le socialisme contre l’État ». En 1914, il devint ministre. Il proclama qu’il fallait défendre coûte que coûte chaque parcelle de pouvoir obtenu. La plupart des partis sociaux-démocrates suivirent le même raisonnement.

Kautsky le codifiait au milieu des années 1920, en commentant le nouveau programme social-démocrate adopté après la réunification du SPD et de l’USPD : « Entre le gouvernement de la bourgeoisie et le gouvernement du prolétariat s’étale une période de transition, généralement caractérisée par la coalition de l’un avec l’autre » [Karl Kautsky, Die proletarische Revolution und ihr Programm, J. H. W. Dietz Nachfolger Buchhandlung Vorwärts, Stuttgart Berlin 1922, p. 106 (traduction approximative), ndlr.]. La formule doit être interprétée d’après la substance et non d’une manière formelle. Un gouvernement de coalition avec la bourgeoisie est un gouvernement de collaboration de classe institutionnalisée. C’est un gouvernement qui accepte le consensus permanent avec le Capital : ne pas toucher aux structures essentielles de son pouvoir. Cette collaboration de classe et ce consensus sont indépendants de la présence de ministres bourgeois au sein du gouvernement. En fait, le gouvernement qui a sans doute joué le rôle le plus néfaste dans l’histoire de la social-démocratie, le Conseil des Commissaires du Peuple (Rat der Volksbeauetragte) allemand de 1918-1919, après la sortie des commissaires de l’USPD, était un gouvernement social-démocrate homogène sans un seul ministre bourgeois. Il a étouffé la révolution prolétarienne, isolé la Russie soviétique, conclu un accord avec la Reichswehr, couvert l’assassinat de milliers de prolétaires. Il a institutionnalisé la collaboration de classe à long terme entre le patronat et la bureaucratie syndicale. Tout cela pour pouvoir conquérir et conserver des « parcelles de pouvoir » dans le cadre de l’État bourgeois.

Dans un moment de lucidité, le leader de la gauche social-démocrate britannique Aneurin Bevan précisa pourtant : « Le but ne doit pas être d’exercer le pouvoir [à tout prix, E.M.]. Le but doit être d’exercer le pouvoir pour réaliser notre programme ». Plus précis encore, le dirigeant socialiste américain Eugene V. Debs proclama : « Mieux vaut voter pour ce que l’on veut, tout en sachant qu’on a peu de chances de l’obtenir [rapidement, E.M.], que voter pour ce qu’on ne veut pas, en sachant qu’on l’obtiendra à coup sûr ». La plupart des dirigeants sociaux-démocrates n’ont guère respecté ces sages conseils.

Léon Blum avait le don incontestable de formuler de manière élégante des demi-vérités, c’est-à-dire des sophismes. Il inventa la fameuse distinction entre l’exercice du pouvoir et la conquête du pouvoir (il n’hésita d’ailleurs pas à identifier celle-ci avec la dictature du prolétariat). Mais il escamota le fait que l’exercice du pouvoir s’effectuerait nécessairement dans le cadre de l’État bourgeois. Il ne précisa point que ce même exercice du pouvoir impliquerait par conséquent le consensus permanent avec la bourgeoisie, avec tout ce qui en découle.

Le dirigeant de la droite social-démocrate italienne Filippo Turati lança jadis un soupir désabusé : « Que le socialisme serait beau sans les socialistes ! » La formule vaut ce qu’elle vaut ; acceptons-la comme telle. A peine l’avait-il prononcée, qu’il offrit au roi Victor Emmanuel III de participer à un gouvernement, voire de diriger celui-ci, « pour barrer la route au fascisme ». Mais on ne pouvait pas participer à un tel gouvernement sans co-diriger l’armée bourgeoise, participer à la défense de l’ordre public par des voies répressives (sans doute moins violentes que celles des fascistes, mais répressives quand même), participer à l’administration des colonies italiennes où régna la terreur.

Car la volonté de « l’exercice du pouvoir » s’est manifestée pour la social-démocratie, à quelques exceptions près, dans le cadre d’États bourgeois impérialistes. Ceux-ci avaient tous des rapports exploiteurs avec les pays du « Tiers-Monde ». Quelques-uns d’entre eux étaient en outre à la tête d’Empires coloniaux qui soumirent des peuples du « Tiers-Monde » à des régimes de surexploitation économique et d’oppression politique cruelles.

Il était impossible de maintenir le consensus avec la bourgeoisie impérialiste, de gouverner ou de co-gouverner sur cette base-là, sans partager la responsabilité d’administrer simultanément ces Empires coloniaux, avec tout ce qui en découlait.

Ramsey MacDonald, leader de l’Independent Labour Party en Grande-Bretagne, puis leader du Labour Party, mit les points sur les « i » dès avant 1914. Dans un livre qui fit sensation et dont l’édition allemande fut doté d’une introduction favorable de Bernstein [James Ramsay MacDonald, Socialism and Government, 2 vol., Independent Labour Party, London 1909, (The Socialist Library, Bd. 8); Sozialismus u. Regierung, ed. par Eduard Bernstein, Eugen Diederichs, Jena 1912, ndlr.], il défendit des thèses révoltantes d’un point de vue socialiste. Il fallait certes « démocratiser » l’Empire britannique, mais il fallait aussi le maintenir. Et la « démocratisation » ne comporterait pas l’octroi des droits démocratiques et d’auto-administration aux « races inférieures ». Celles-ci étaient censées être incapables de se gouverner elles-mêmes. MacDonald défendit même le régime pré-apartheid en Afrique du Sud. Il alla jusqu’à justifier la ségrégation raciale dans le sud des États-Unis et l’absence des droits politiques des Noirs.

La pratique politique fut conforme à l’idéologie. Lorsque MacDonald devint deux fois premier-ministre de Grande-Bretagne pendant les années 1920, il maintint et défendit l’Empire, tout en appliquant quelques réformes mineures. Lorsque les peuples colonisés commencèrent à se rebeller pour conquérir l’indépendance nationale, les gouvernements travaillistes prolongèrent la répression sanglante commencée sous des gouvernements bourgeois, ou la déclenchèrent parfois eux-mêmes.

A partir de 1945, le gouvernement Attlee se dégageait prudemment de l’Inde et de la Palestine, tout en y causant les ravages de la partition. Mais en même temps, il chercha à écraser militairement la révolution en Indochine, les révoltes anticolonialistes en Malaisie et au Kenya.

Le gouvernement du Front Populaire en France maintint de même l’Empire français et la répression que celui-ci impliqua. Les gouvernements français à participation ou sous direction social-démocrate à partir de 1944 déclenchèrent des guerres coloniales sur une grande échelle en Indochine, en Afrique du Nord, à Madagascar. Les dirigeants sociaux-démocrates des Pays-Bas agirent de même en Indonésie.

Léon Blum a cherché à résumer la politique et la stratégie social-démocrate, par opposition à celles de Partis communistes, tant avant l’avènement du stalinisme qu’après sa percée, dans le titre d’un livre publié en 1945 : « A l’échelle humaine » [[Léon Blum, A l’échelle humaine, Gallimard, Paris 1945, ndlr.]. A l’échelle humaine, les centaines de milliers de morts causés par les guerres coloniales et le maintien de la misère dans le « Tiers-Monde » ?

Certes, toutes ces horreurs-là ne sont pas passées comme des lettres à la poste au sein de la social-démocratie internationale. Il y eut des réticences, des protestations, des révoltes. Le PS français connu une scission comme réaction à la répression sanglante et aux tortures en Algérie, co-organisées par le « socialiste » Lacoste et couvertes par le leader « socialiste » Guy Mollet. La gauche travailliste en Grande-Bretagne s’opposa aux guerres coloniales d’Attlee, la gauche du PS italien récusa énergiquement les guerres coloniales. La social-démocratie suédoise accorda un appui discret aux opprimés en révolte. Mais ce furent des réactions minoritaires, très minoritaires. La responsabilité historique de la social-démocratie dans son ensemble est terrible, à ce propos également.

 

30 mai 2019 Informations et analyses publiées sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale. Politique N° 507-508 juillet-août 2005. Ernest Mandel - LA SOCIAL-DÉMOCRATIE DÉSEMPARÉE (1) Nature du réformisme social-démocrate

Les passages en italique sont les passages soulignés par ce blog.

Tag(s) : #Réformisme. Rosa Luxemburg
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